M. Depuis un ou deux ans, l’écoféminisme semble devenu assez grand public, avec énormément d’artistes, de podcasts et de slogans de manifs qui s’en emparent. Que pensez-vous de cette renaissance ?
J. B. G. J’y vois un intérêt qui semble sincère, un ras-le-bol qui fait que, de plus en plus massivement, les gens cherchent d’autres modèles, de nouvelles manières de faire. Ce revival de l’écoféminisme doit s’articuler avec une vraie connaissance du mouvement, de son histoire, de sa dimension politique. Si on ne comprend pas que ça suppose un passage à l’acte, ça risque de devenir un truc religieux : tu prêches l’amour du prochain et tu vas faire des guerres de religion… D’autant plus que c’est souvent porté par des femmes blanches, bien situées socialement, qui font ou ont fait des études supérieures assez longues, etc. – dont je fais partie, d’ailleurs, sans pour autant me définir comme écoféministe. Si on ne déconstruit pas les privilèges qu’on possède, en actes et pas juste dans la tête, et si on se dit écoféministe mais qu’on ne se rend pas compte que tout notre mode de vie repose sur la surexploitation d’autres femmes à l’autre bout du monde, là c’est un peu du vent.
M. L’écoféminisme, notamment son aspect spirituel, semble tout de même répondre à un vrai besoin générationnel de retrouver du sens, dans une époque déprimante.
J. B. G. Clairement. Très souvent, on dénigre les “trucs de sorcières”, de plantes, de connexion avec la nature, en les taxant d’irrationnels. Mais si la rationalité, c’est voir toujours les choses par le petit bout de la lorgnette sans réfléchir aux finalités, ça devient une folie. On assiste actuellement, avec tous ces confinements, à une dérive de la pseudo-rationalité technique. L’essor de la spiritualité, notamment écoféministe, est un symptôme très intéressant du fait que la machine n’arrive pas à briser complètement ce qu’il reste d’humain en nous, ce besoin de sentir qu’on appartient à un tout, une communauté, au cosmos.
M. Faut-il y croire, quelque part, pour comprendre l’écoféminisme ?
J. B. G. Non, justement, c’est un peu ma pathologie en tant que philosophe… Je suis toujours attirée par les milieux de “croyants”, qui ont des convictions fortes, la foi, mais en ce qui me concerne, jamais je n’arrive à y croire à 100 % ! Mais étonnamment, même si on a des réserves, des doutes ou de la distance, c’est transformateur. Chez moi, ça a changé plusieurs choses : déjà, ma manière de percevoir plein de discours, de conversations, de lectures. Il y a des auteurs que j’adorais, dont j’ai aperçu les énormes biais androcentriques ou antinaturalistes. Ça vaut aussi pour des films, des pubs, des chansons pour enfants, dessins animés, et même les ouvrages de sciences humaines qui semblaient les plus sophistiqués. Ça ébranle vraiment l’édifice de notre culture. Ce sont des transformations vécues parfois comme des crises.
M. Quelles sont les métamorphoses qui vous ont le plus impactée tout au long de vos recherches ?
J. B. G. Personnellement, j’ai fait les choses de façon chaotique : j’ai lâché mon mec, mon boulot, mon appart, tout, pour vivre en semi-autonomie dans des collines en Provence. C’était une première métamorphose un peu extrême ! À force de lire des chiffres angoissants sur l’état de la planète, je me disais qu’il fallait absolument que je devienne paysanne. Fini l’eau courante, l’électricité ! Puis je me suis rendu compte qu’il ne suffit pas d’énoncer ses bonnes résolutions pour que ça marche ! J’avais commencé à apprendre à jardiner, mais finalement je suis meilleure pour enseigner que pour faire pousser des navets. La vie est un processus de métamorphose, mais beaucoup plus lent et pas autant sous contrôle que ce qu’on aimerait croire. L’épreuve du réel permet de voir quels changements sont possibles concrètement, et lesquels relèvent du pur fantasme. En revanche, j’ai changé mes pratiques d’enseignante. Je fais étudier des philosophes femmes, des pensées non occidentales ; je veille à faire repérer, dans le contenu des textes, tous ces biais sexistes ou ethnocentristes pour enseigner ces outils de déconstruction.
M. L’idéal paraît inatteignable et nécessiterait un renversement de toutes les structures ; en même temps, l’écoféminisme ne prétend pas au grand soir et semble s’adapter au réel. Si on admet qu’on n’arrivera jamais à changer entièrement le système, ne devrait-on pas accepter que ces expériences coexistent avec des dynamiques d’oppression ?
J. B. G. Eh bien… peut-être. Au début, toutes les incohérences me paraissaient être des histoires de compromission.
En réalité, ce dont j’ai pris conscience sur le terrain, c’est que si tu veux t’insérer dans le réel, il y a une forme de contradiction qui est inévitable. L’incarnation la plus cohérente de l’écoféminisme que j’aie vue, c’est Sylvie Barbe, la femme qui vit dans les Cévennes dont je parle dans plusieurs chapitres de mon livre. Je ne sais pas si on peut aller plus loin qu’elle. Elle vit dans la forêt, dans des yourtes qu’elle a construites elle-même, fabrique ses vêtements… mais elle a un blog, par exemple.
M. Comment avez-vous analysé ces contradictions ?
J. B. G. Au début, j’étais un peu choquée, et finalement je me suis dit qu’elles étaient vraiment savoureuses. La contradiction fait en quelque sorte partie intégrante de l’écoféminisme. Dans tous ses textes sur la “société conviviale”, Ivan Illich, un précurseur de la décroissance, dit en substance ceci : l’idée n’est pas qu’il n’y ait plus aucune voiture et que des vélos, mais de faire en sorte que le développement du système industriel n’empêche pas qu’il demeure ce qu’il appelle “l’outil convivial”, un système artisanal. Ça suppose de renoncer, peut-être, à la perfection. Starhawk dit aussi qu’on a souvent des récits en tête, avec les gentils et les méchants ; or l’un des aspects de l’écoféminisme est de renoncer ou de dépasser les dualismes. Sans doute, ce sont plutôt des interstices, des résistances… La philosophe australienne Val Plumwood a beaucoup théorisé cette “troisième voie” : dans la “pensée patriarcale”, on serait enfermé.e dans des faux dilemmes, le corps ou l’esprit, le bien ou le mal, le progrès ou la régression, l’égoïsme ou l’altruisme. L’un des enjeux conceptuels de l’écoféminisme, c’est de refuser la façon même dont les problèmes sont posés. Parfois on demande s’il est vraiment progressiste ou réac. Il est les deux à la fois, ou ni l’un ni l’autre. Il n’entre pas dans la logique exclusive du “ou bien” mais celle du “et”. En fait, il refuse de se situer dans une alternative aussi mal posée.
M. Vous citez dans votre ouvrage quelques actions spectaculaires du mouvement écoféministe des dernières décennies. Existe-t-il encore aujourd’hui des initiatives aussi fortes et puissantes politiquement ?
J. B. G. Si on considère uniquement les collectifs qui revendiquent explicitement appartenir à ce mouvement, il s’en crée de plus en plus : à Strasbourg, à Paris, à Toulouse. Mais ça reste à petite échelle, sans commune mesure avec des luttes environnementales locales qui ne se disent pas écoféministes mais sont menées par des femmes et qui se positionnent sur des enjeux de violences envers elles ou de contraception. Là, il s’agit de survie, à la fois matérielle et culturelle. En Amérique du Sud notamment, un des gros enjeux depuis quelques années, c’est l’extractivisme minier. Le capitalisme est en train de s’y étendre. On le voit dans le documentaire Ni les femmes ni la terre : des voisines qui, en discutant, s’aperçoivent qu’il y a beaucoup de fausses couches depuis quelque temps. Ça les amène à se réunir autour de cette question, à faire le lien avec l’installation d’un site de Monsanto ou d’une mine. De fil en aiguille, elles se politisent et s’organisent. Évidemment, le rapport de force est un peu décourageant, pourtant ça arrive qu’elles obtiennent la fermeture d’un site polluant… Mais même si on retrouve dans ces luttes l’usage de termes comme “réseau de femmes”, “défense de la Terre mère”, ça me dérange de parler d’écoféminisme parce que ce n’est pas une étiquette qu’elles utilisent. Certaines la rejettent même, parce qu’elle véhicule un imaginaire blanc, occidental, impérialiste. Les mots sont importants.