À la croisée des questions environnementales et du combat pour le droit des femmes, l’écoféminisme incarne la métamorphose d’un nouveau militantisme désormais pluriel et intersectionnel. La philosophe Jeanne Burgart Goutal nous donne les clés de ce mouvement pour lequel la convergence des luttes n’est pas une option. 

Créé dans les années 1970, en France, l’écoféminisme a connu un succès florissant dans le corpus des études sociologiques du monde anglo-saxon, avant de tomber totalement dans l’oubli à l’endroit où il est né. Normal, nul n’est prophète en son pays ; surtout lorsqu’il s’agit de combattre les discriminations et de dénoncer les inégalités. Mais ces derniers temps, le concept a connu un renouveau : on le voit écrit sur les pancartes de manifestations autant que dans le contenu de diverses expositions et même au sein des discours des partis politiques. Ce mouvement mixte, qui souhaite en finir avec les dynamiques de pouvoir et d’oppression du système patriarcal capitaliste, semble ouvrir une voie enthousiasmante vers un monde plus horizontal, vivant et créatif. Arrivera-t-il à métamorphoser notre idéal en réalité ? Après avoir mené l’enquête pendant près de dix ans, la philosophe Jeanne Burgart Goutal en a tiré Être écoféministe, théories et pratiques, un ouvrage mêlant rigueur intellectuelle et sensibilité à la première personne. Si, après ça, vous ne prenez pas les armes pour défendre les femmes et la nature, on ne répond plus de rien.   

Mixte. Qu’est-ce qui pourrait le mieux définir l’écoféminisme ?

Jeanne  Burgart  Goutal. La philosophe écoféministe australienne Karen Warren dit que c’est un umbrella term, ce que j’ai traduit par “mot fourre-tout”, autrement dit un pot-pourri de choses variées dont on peut se demander ce qui les relie. J’ai fait le choix de ne pas juger ce qui relèverait du “vrai écoféminisme” ou ce qui n’en serait pas. Du coup, le plus petit dénominateur commun de toutes ces approches, c’est la conviction qu’il existe des liens étroits entre la domination des femmes et celle de la nature. Attention, pas entre les femmes et la nature – c’est un contresens qui amène souvent à dire que l’écoféminisme est essentialiste, qu’il réduit les femmes à être proches de la nature – non, l’idée est que la domination des femmes et la domination de la nature sont intrinsèquement liées : ce sont deux faces d’un seul et même système oppressif. À partir de là, toutes les actions écoféministes visent à défaire ensemble ces dominations. Ça se situe toujours au croisement, à l’articulation, à l’interconnexion, entre féminisme et écologie.

M. Vous avez commencé à vous intéresser à ce concept il y a près de dix ans, bien avant qu’on en entende parler. Qu’est-ce qui vous y a amenée ?

J. B. G. Je m’intéressais déjà aux inégalités entre femmes et hommes, à l’écologie, la transition au capitalisme, à Nietzsche, Marx, Sloterdijk, Ellul, à la critique de la rationalité moderne occidentale ou du système technoscientifique et, d’autre part, à de Beauvoir, Butler, etc. Mais j’ai toujours étudié ces thèmes de façon séparée, sans faire le lien. C’est en regardant le documentaire de Coline Serreau Solutions locales pour un désordre global que j’ai découvert qu’ils avaient été pensés conjointement par le mouvement écoféministe. Quand j’ai commencé à m’y intéresser, on n’en parlait pas encore en France, alors que je sentais bien, même si le sujet avait l’air pointu, que ça brassait plein d’interrogations contemporaines importantes en matière de justice, d’environnement…

M. Vous avez eu une approche originale, mêlant la théorie à des expériences pratiques personnelles. L’écoféminisme ne prend-il tout son sens que lorsqu’il est vécu ?

J. B. G. Effectivement. Dans le livre, c’est beaucoup plus linéaire que dans la réalité. Mais comme l’écoféminisme est une pensée et un mouvement fondamentalement politiques, les dimensions théoriques et pratiques se sont toujours mélangées. Même si, au début de mes recherches, il n’y avait pas grand-chose : le seul collectif que j’ai trouvé était le petit coven de wiccas (clan spirituel dont les adeptes se réunissent au milieu des arbres, ndlr) dans le bois de Vincennes. Aujourd’hui, il y a cette tendance à tenir des grands discours sur ce qu’il faudrait faire, à critiquer le système. Mais le passage de la théorie à la pratique… Et justement, ce n’est pas un “passage” : on ne peut pas transférer des idéaux dans le réel. Il y a tout un travail très complexe. D’où cette préoccupation, qui m’a amenée à faire des immersions sur le terrain, ce qui est assez inhabituel en philo…

M. Y a-t-il des notions que l’écoféminisme rejette ? 

J. B. G. De par sa nature, il exclut certains pans du féminisme, comme le “féminisme libéral”, c’est-à-dire la lutte pour que certaines femmes privilégiées réussissent à accéder en haut de la pyramide, tout en restant au sein d’un modèle capitaliste et donc fondamentalement écocide. De la même façon, dans la sphère écologiste, on écarte tout le discours du capitalisme vert ou celui de dictature verte, dont l’idée est de préserver quelques ressources pures pour une petite élite et d’instaurer un État autoritaire pour les gérer… Toute écologie qui ne se soucierait pas de justice sociale et tout féminisme qui n’aurait que faire d’une justice environnementale serait incompatible avec l’écoféminisme. 

M. À quoi ressemble-t-elle, cette utopie écoféministe ?

J. B. G. Elle est telle qu’elle est décrite dans les textes écoféministes des années 1970 ou 80, avec la fibre hippie “flower power” parfois mélangée à des analyses marxistes ou écosocialistes. Ce sont des petites communautés autogérées, autosuffisantes en matière énergétique et alimentaire, dont l’idéal est que tout serait fondé sur des formes d’économie circulaire, où il y aurait une répartition juste des richesses, du pouvoir de décision.
Ça reprend des idéaux qu’on trouve déjà chez les penseur.euse.s anarchistes de la fin du xixe siècle. Le gros changement que leur apportent les écoféministes, c’est l’importance d’une justice dans la répartition des rôles entre femmes et hommes, et un souci environnemental dans les manières de travailler, de produire, de consommer. Il y a eu quelques expérimentations, qui ne s’intitulaient pas toujours écoféministes mais parfois “lesbianisme séparatiste” ou “eco-queer”, dans l’Oregon notamment. Greenham Common, la base de la Royal Air Force en Angleterre où il y a eu un campement écoféministe de 1981 à 2000 (contre l’installation de missiles nucléaires, ndlr), reste l’une des plus longues expérimentations de ce mode de vie alternatif.

M. Le mouvement accorde une grande place à l’imagination, aux émotions, à la créativité… Que nous apprend l’activisme écoféministe ?

J. B. G. Le mot d’ordre, plutôt que de militer pour l’avènement de lendemains qui chantent, est d’essayer, dans la mesure du possible, de l’incarner ici et maintenant. Lors de la Women’s Pentagon Action (qui a réuni près de 2 000 femmes, le 17 novembre 1980 à Washington, ndlr), par exemple, il y a eu tout un déroulement très théâtralisé, avec d’immenses marionnettes : le temps du désespoir, de la colère… Tout ça est lié à l’idée que créer permet de se réapproprier un pouvoir sur sa vie. On retrouve là une distinction que fait Starhawk, l’écoféministe américaine, entre le “pouvoir sur” – les rapports de domination entre dirigeant.e et peuple, patron.ne et employé.e, patriarche et sa famille, etc. – et le “pouvoir du dedans” – celui qu’on trouve dans une graine qui pousse, dans un chant qu’on invente, dans le bébé qu’on fait grandir dans son ventre : une créativité à la fois organique, culturelle et intellectuelle. Selon Starhawk, il s’agit de démanteler le “pouvoir sur”, et d’exalter le “pouvoir du dedans”.
Le chant, la danse, la performance, sont des moyens pour redevenir les sujets de notre existence.

M. L’écoféminisme, c’est donc la création, la performance mais aussi une façon de prendre en compte les émotions, non ? 

J. B. G. Tout à fait. Chez les jeunes militantes écoféministes que j’ai rencontrées, beaucoup ont commencé par s’engager dans des collectifs écolos et elles se sont rapidement retrouvées confrontées à des logiques hyper virilistes. Il y avait un rapport aux émotions qui les dérangeait : la politique ne serait pas de l’ordre de l’émotionnel, mais uniquement de celui de la tactique et de l’intellectuel. Alors qu’en réalité, ce refoulement de l’importance émotionnelle mène les gens à s’engueuler en permanence. Au contraire, les émotions ont clairement leur rôle à jouer en politique. D’ailleurs, si on milite pour l’écologie, c’est parce qu’on est angoissé.e ou désespéré.e face à la dégradation environnementale. Les performances artistiques sont des manières de donner forme à ces émotions, de les manifester, de les extérioriser collectivement.

Jeanne  Burgart  Goutal

M. Depuis un ou deux ans, l’écoféminisme semble devenu assez grand public, avec énormément d’artistes, de podcasts et de slogans de manifs qui s’en emparent. Que pensez-vous de cette renaissance ?

J. B. G. J’y vois un intérêt qui semble sincère, un ras-le-bol qui fait que, de plus en plus massivement, les gens cherchent d’autres modèles, de nouvelles manières de faire. Ce revival de l’écoféminisme doit s’articuler avec une vraie connaissance du mouvement, de son histoire, de sa dimension politique. Si on ne comprend pas que ça suppose un passage à l’acte, ça risque de devenir un truc religieux : tu prêches l’amour du prochain et tu vas faire des guerres de religion… D’autant plus que c’est souvent porté par des femmes blanches, bien situées socialement, qui font ou ont fait des études supérieures assez longues, etc. – dont je fais partie, d’ailleurs, sans pour autant me définir comme écoféministe. Si on ne déconstruit pas les privilèges qu’on possède, en actes et pas juste dans la tête, et si on se dit écoféministe mais qu’on ne se rend pas compte que tout notre mode de vie repose sur la surexploitation d’autres femmes à l’autre bout du monde, là c’est un peu du vent.

M. L’écoféminisme, notamment son aspect spirituel, semble tout de même répondre à un vrai besoin générationnel de retrouver du sens, dans une époque déprimante.

J. B. G. Clairement. Très souvent, on dénigre les “trucs de sorcières”, de plantes, de connexion avec la nature, en les taxant d’irrationnels. Mais si la rationalité, c’est voir toujours les choses par le petit bout de la lorgnette sans réfléchir aux finalités, ça devient une folie. On assiste actuellement, avec tous ces confinements, à une dérive de la pseudo-rationalité technique. L’essor de la spiritualité, notamment écoféministe, est un symptôme très intéressant du fait que la machine n’arrive pas à briser complètement ce qu’il reste d’humain en nous, ce besoin de sentir qu’on appartient à un tout, une communauté, au cosmos.

M. Faut-il y croire, quelque part, pour comprendre l’écoféminisme ?

J. B. G. Non, justement, c’est un peu ma pathologie en tant que philosophe… Je suis toujours attirée par les milieux de “croyants”, qui ont des convictions fortes, la foi, mais en ce qui me concerne, jamais je n’arrive à y croire à 100 % ! Mais étonnamment, même si on a des réserves, des doutes ou de la distance, c’est transformateur. Chez moi, ça a changé plusieurs choses : déjà, ma manière de percevoir plein de discours, de conversations, de lectures. Il y a des auteurs que j’adorais, dont j’ai aperçu les énormes biais androcentriques ou antinaturalistes. Ça vaut aussi pour des films, des pubs, des chansons pour enfants, dessins animés, et même les ouvrages de sciences humaines qui semblaient les plus sophistiqués. Ça ébranle vraiment l’édifice de notre culture. Ce sont des transformations vécues parfois comme des crises.

M. Quelles sont les métamorphoses qui vous ont le plus impactée tout au long de vos recherches ? 

J. B. G. Personnellement, j’ai fait les choses de façon chaotique : j’ai lâché mon mec, mon boulot, mon appart, tout, pour vivre en semi-autonomie dans des collines en Provence. C’était une première métamorphose un peu extrême ! À force de lire des chiffres angoissants sur l’état de la planète, je me disais qu’il fallait absolument que je devienne paysanne. Fini l’eau courante, l’électricité ! Puis je me suis rendu compte qu’il ne suffit pas d’énoncer ses bonnes résolutions pour que ça marche ! J’avais commencé à apprendre à jardiner, mais finalement je suis meilleure pour enseigner que pour faire pousser des navets. La vie est un processus de métamorphose, mais beaucoup plus lent et pas autant sous contrôle que ce qu’on aimerait croire. L’épreuve du réel permet de voir quels changements sont possibles concrètement, et lesquels relèvent du pur fantasme. En revanche, j’ai changé mes pratiques d’enseignante. Je fais étudier des philosophes femmes, des pensées non occidentales ; je veille à faire repérer, dans le contenu des textes, tous ces biais sexistes ou ethnocentristes pour enseigner ces outils de déconstruction.

M. L’idéal paraît inatteignable et nécessiterait un renversement de toutes les structures ; en même temps, l’écoféminisme ne prétend pas au grand soir et semble s’adapter au réel. Si on admet qu’on n’arrivera jamais à changer entièrement le système, ne devrait-on pas accepter que ces expériences coexistent avec des dynamiques d’oppression ?

J. B. G. Eh bien… peut-être. Au début, toutes les incohérences me paraissaient être des histoires de compromission.
En réalité, ce dont j’ai pris conscience sur le terrain, c’est que si tu veux t’insérer dans le réel, il y a une forme de contradiction qui est inévitable. L’incarnation la plus cohérente de l’écoféminisme que j’aie vue, c’est Sylvie Barbe, la femme qui vit dans les Cévennes dont je parle dans plusieurs chapitres de mon livre. Je ne sais pas si on peut aller plus loin qu’elle. Elle vit dans la forêt, dans des yourtes qu’elle a construites elle-même, fabrique ses vêtements… mais elle a un blog, par exemple. 

M. Comment avez-vous analysé ces contradictions ? 

J. B. G. Au début, j’étais un peu choquée, et finalement je me suis dit qu’elles étaient vraiment savoureuses. La contradiction fait en quelque sorte partie intégrante de l’écoféminisme. Dans tous ses textes sur la “société conviviale”, Ivan Illich, un précurseur de la décroissance, dit en substance ceci : l’idée n’est pas qu’il n’y ait plus aucune voiture et que des vélos, mais de faire en sorte que le développement du système industriel n’empêche pas qu’il demeure ce qu’il appelle “l’outil convivial”, un système artisanal. Ça suppose de renoncer, peut-être, à la perfection. Starhawk dit aussi qu’on a souvent des récits en tête, avec les gentils et les méchants ; or l’un des aspects de l’écoféminisme est de renoncer ou de dépasser les dualismes. Sans doute, ce sont plutôt des interstices, des résistances… La philosophe australienne Val Plumwood a beaucoup théorisé cette “troisième voie” : dans la “pensée patriarcale”, on serait enfermé.e dans des faux dilemmes, le corps ou l’esprit, le bien ou le mal, le progrès ou la régression, l’égoïsme ou l’altruisme. L’un des enjeux conceptuels de l’écoféminisme, c’est de refuser la façon même dont les problèmes sont posés. Parfois on demande s’il est vraiment progressiste ou réac. Il est les deux à la fois, ou ni l’un ni l’autre. Il n’entre pas dans la logique exclusive du “ou bien” mais celle du “et”. En fait, il refuse de se situer dans une alternative aussi mal posée.

M. Vous citez dans votre ouvrage quelques actions spectaculaires du mouvement écoféministe des dernières décennies. Existe-t-il encore aujourd’hui des initiatives aussi fortes et puissantes politiquement ?

J. B. G. Si on considère uniquement les collectifs qui revendiquent explicitement appartenir à ce mouvement, il s’en crée de plus en plus : à Strasbourg, à Paris, à Toulouse. Mais ça reste à petite échelle, sans commune mesure avec des luttes environnementales locales qui ne se disent pas écoféministes mais sont menées par des femmes et qui se positionnent sur des enjeux de violences envers elles ou de contraception. Là, il s’agit de survie, à la fois matérielle et culturelle. En Amérique du Sud notamment, un des gros enjeux depuis quelques années, c’est l’extractivisme minier. Le capitalisme est en train de s’y étendre. On le voit dans le documentaire Ni les femmes ni la terre : des voisines qui, en discutant, s’aperçoivent qu’il y a beaucoup de fausses couches depuis quelque temps. Ça les amène à se réunir autour de cette question, à faire le lien avec l’installation d’un site de Monsanto ou d’une mine. De fil en aiguille, elles se politisent et s’organisent. Évidemment, le rapport de force est un peu décourageant, pourtant ça arrive qu’elles obtiennent la fermeture d’un site polluant… Mais même si on retrouve dans ces luttes l’usage de termes comme “réseau de femmes”, “défense de la Terre mère”, ça me dérange de parler d’écoféminisme parce que ce n’est pas une étiquette qu’elles utilisent. Certaines la rejettent même, parce qu’elle véhicule un imaginaire blanc, occidental, impérialiste. Les mots sont importants.