Martin a repéré sa cible. Ce soir, il ne peut pas jouer la facilité. Donc pas de filles qui rêvent désespérément d’ailleurs, pas de femmes entre deux âges à qui il jouera Sur la route de Madison, pas de petites vieilles à qui faire revivre les souvenirs heureux si lointains qu’ils en sont douloureux. Ce soir, Martin jette son dévolu sur un presque encore adolescent. Il a le regard qui a faim et peur en même temps, le corps qui ne sait pas encore vraiment comment habiter la veste en cuir un peu trop grande. Assis tout seul au fond de la salle, calé contre l’angle des murs crasseux, il griffonne fébrilement son carnet de la main droite tandis que la gauche bat la mesure à côté du cendrier. Un futur musicien, du nectar pour l’Agence. Si Martin réussit, peut-être que l’Agence le laissera continuer. Il se sait en danger, un rendement en baisse à ce qu’ils disaient. C’était sans compter sur la cadence de travail et les objectifs toujours plus délirants. N’empêche qu’il n’avait aucune envie de disparaître, comme avant lui Stéphane, Lison, Charlie et Max. Des pointures qui avaient perdu leur mojo et qui, un jour, n’étaient plus apparus au briefing matinal. Martin s’approche du simili-rocker d’un pas traînant. Il s’installe à la table à côté, dos à la porte, face à lui. Il commence la synchronisation. Croise les jambes comme lui, adopte la courbure de sa colonne vertébrale, cale sa respiration sur les mouvements de sa cage thoracique, allume une cigarette avant que l’autre ait eu le temps d’écraser la sienne. Il ne parle pas, attend que l’adolescent prononce ses premiers mots pour adapter sa voix, son vocabulaire, la rapidité d’énonciation.
— T’as pas une clope ? J’ai cramé la dernière et je peux pas réfléchir si je fume pas.
Martin sort son paquet, l’ouvre et le glisse sur la table.
— Merci, mec. Je m’appelle Jérémy, au fait.
Martin opine du chef, énonce son prénom, rallume une clope, cale ses expires sur celles de sa cible.
— T’inquiète, pour finir mon dernier son j’en ai cramé des tonnes.
Toujours sans rien dire, il se déplace autour de la table de massage, les mains sur ses cuisses énormes et surbronzées de femme centaure. Le crâne de la fille, couvert de cheveux épars blonds décolorés bute contre le ventre du père, qui semble cette année avoir doublé de volume avec la préparation du concours. Durant la période de sèche, il a mangé autant qu’elle, sept repas par jour, une planète de blanc de poulet, de blanc d’œuf et de fromage blanc, mais en s’entraînant moitié moins que d’habitude. Depuis son opération, elle le surprend de plus en plus souvent, haletant sur une des machines, les joues marbrées de plaques rouges, les yeux qui roulent derrière les paupières comme s’ils cherchaient une vérité cachée. L’œil de Jérémy s’allume. Il se rapproche. Martin avance sa chaise à son tour et pose son coude sur la table. Sans s’en rendre compte, Jérémy dépose le sien, en symétrie. C’est bon, se dit Martin, c’est parti. La synchro établie, Jérémy va se laisser balader tranquillement, répondre aux injonctions de Martin, se sentir en confiance tout en gardant l’illusion du contrôle, du libre arbitre. S’il le voulait, Martin pourrait le faire arrêter de fumer, aimer la polka ou se dessiner une fleur sur la joue avec le stylo qu’il fait tourner nerveusement dans ses doigts. Mais Martin n’est pas là pour ça. Il est là pour le vider de toute sa substance. Lui faire déverser ses plus grandes aspirations, celles tellement immenses qu’il n’ose même pas se les avouer. Lui faire vomir les colères qui tiennent son cœur enflammé 24 h/24. Dégorger les regrets, les hontes qui ont déjà colonisé son corps. Martin veut récupérer tout ce qui fait de lui un humain, un vrai, pas un de ces morts-vivants qui traversent mollement la vie en se disant que c’est pas si mal. Martin est là pour glaner les âmes. Martin n’en est pas à sa première moisson, il a même arrêté de compter. Ça le rendait un peu amer de lister les individus qu’il avait laissés derrière lui, apparemment identiques à eux-mêmes, mais vides à jamais à l’intérieur. Il a cessé de compter, mais jamais de se demander ce que faisait l’Agence de la récolte ; ou même de savoir sous quelle forme elle utilisait tout ça. Pendant que Martin et les autres absorbaient toute la vie qui régnait dans le bar, l’Agence se contentait de placer des camions à moins de 200 mètres du lieu du pillage, qui redémarraient une fois qu’ils avaient “tout ce qu’il faut”.