Robe en nylon PRADA, Collier et boucles d’oreilles “épingle à nourrice” en vermeil STEPH METAL, Bague en laiton à perle de verre rouge et bracelets CHLOÉ, choker et bague MOYA.

La journaliste et autrice Marie Kock nous livre une nouvelle futuriste, inspirée de la série mode du photographe Tung Walsh. Où il est question d’étranges récoltes d’âmes et de leur mystérieuse métamorphose.

Martin arrivait toujours en dernier. Avec ses airs à la Eastwood, s’installer seul au bar, c’était l’assurance de se faire payer des verres par les femmes qui s’ennuient et les travailleurs au bord du licenciement. Et puis, c’était lui le chef d’équipe et il trouvait ça plus classe d’apporter sa touche finale une fois l’opération commencée. Ce soir, il a sorti son attirail dandy souffrant. Un classique. 32 utilisations, 100 % de réussite. Il ne peut s’offrir le luxe de se rater. Lorsqu’il passe le seuil de la porte, un rapide panorama de la salle lui confirme que, ok, tout est en place. Éric est en school boy tout droit sorti de son cours de poétique, Jeanne en secrétaire ambitieuse et désabusée, Iris tente pour la première fois son look reine des nuits new-yorkaises qui espère qu’ici aussi on saura l’entertainer jusqu’au petit matin blafard. Les habitués du bar devraient tiquer : autant d’inconnus dans un bled, quel qu’il soit, c’était pas courant. Mais après les avoir dévisagés sans discrétion, ils retournaient invariablement à leurs boissons et aux problèmes dont ils ne parlaient à personne. Ce soir, ça devrait bien se passer. Quand il avait été recruté par l’Agence, Martin avait halluciné sur le salaire, fixe + pourcentage, qu’on lui avait annoncé. En une soirée, il pouvait se faire l’équivalent de 48 jours de baratin sur les trottoirs à rabattre des adhérents pour une association de défense des fonds marins, des clients pour le bunnies show, des abonnés pour un programme de régime révolutionnaire. Peu importait la came à refourguer, Martin avait le don pour devenir le produit. Pour incarner la marque. Pour faire croire à des gens qui n’en avaient ni le besoin ni l’envie que c’était exactement ça – des nouvelles mensuelles des requins, des jambes interminables ou des pesées réglementaires – qui allait enfin donner une cohérence à leurs vies éclatées. À l’entraînement, il s’était rendu compte qu’il n’était pas le seul à avoir ce talent, mais que l’Agence cherchait aussi d’autres profils que le sien. Martin avait rejoint naturellement les Hableurs. Éric faisait partie des Babies, avec ceux et celles qui avaient la capacité de déclencher chez l’autre une envie irrépressible de les cajoler, de s’occuper d’eux. Jeanne appartenait aux Trophées, les faux inaccessibles qu’on était trop content d’exhiber. Iris était attachée à une caste plus restreinte et instable, celle des Side-Roads, qui donnaient envie de tout plaquer à ceux qui restaient dans leur orbite plus de deux heures. 

Pull à col zippé en jacquard de laine et cachemire BURBERRY, Chevalière “Hybrid” en vermeil ALAN CROCETTI, Jean LEVI’S.

Martin a repéré sa cible. Ce soir, il ne peut pas jouer la facilité. Donc pas de filles qui rêvent désespérément d’ailleurs, pas de femmes entre deux âges à qui il jouera Sur la route de Madison, pas de petites vieilles à qui faire revivre les souvenirs heureux si lointains qu’ils en sont douloureux. Ce soir, Martin jette son dévolu sur un presque encore adolescent. Il a le regard qui a faim et peur en même temps, le corps qui ne sait pas encore vraiment comment habiter la veste en cuir un peu trop grande. Assis tout seul au fond de la salle, calé contre l’angle des murs crasseux, il griffonne fébrilement son carnet de la main droite tandis que la gauche bat la mesure à côté du cendrier. Un futur musicien, du nectar pour l’Agence. Si Martin réussit, peut-être que l’Agence le laissera continuer. Il se sait en danger, un rendement en baisse à ce qu’ils disaient. C’était sans compter sur la cadence de travail et les objectifs toujours plus délirants. N’empêche qu’il n’avait aucune envie de disparaître, comme avant lui Stéphane, Lison, Charlie et Max. Des pointures qui avaient perdu leur mojo et qui, un jour, n’étaient plus apparus au briefing matinal. Martin s’approche du simili-rocker d’un pas traînant. Il s’installe à la table à côté, dos à la porte, face à lui. Il commence la synchronisation. Croise les jambes comme lui, adopte la courbure de sa colonne vertébrale, cale sa respiration sur les mouvements de sa cage thoracique, allume une cigarette avant que l’autre ait eu le temps d’écraser la sienne. Il ne parle pas, attend que l’adolescent prononce ses premiers mots pour adapter sa voix, son vocabulaire, la rapidité d’énonciation. 

— T’as pas une clope ? J’ai cramé la dernière et je peux pas réfléchir si je fume pas. 

Martin sort son paquet, l’ouvre et le glisse sur la table. 

— Merci, mec. Je m’appelle Jérémy, au fait.

Martin opine du chef, énonce son prénom, rallume une clope, cale ses expires sur celles de sa cible. 

— T’inquiète, pour finir mon dernier son j’en ai cramé des tonnes. 

Toujours sans rien dire, il se déplace autour de la table de massage, les mains sur ses cuisses énormes et surbronzées de femme centaure. Le crâne de la fille, couvert de cheveux épars blonds décolorés bute contre le ventre du père, qui semble cette année avoir doublé de volume avec la préparation du concours. Durant la période de sèche, il a mangé autant qu’elle, sept repas par jour, une planète de blanc de poulet, de blanc d’œuf et de fromage blanc, mais en s’entraînant moitié moins que d’habitude. Depuis son opération, elle le surprend de plus en plus souvent, haletant sur une des machines, les joues marbrées de plaques rouges, les yeux qui roulent derrière les paupières comme s’ils cherchaient une vérité cachée. L’œil de Jérémy s’allume. Il se rapproche. Martin avance sa chaise à son tour et pose son coude sur la table. Sans s’en rendre compte, Jérémy dépose le sien, en symétrie. C’est bon, se dit Martin, c’est parti. La synchro établie, Jérémy va se laisser balader tranquillement, répondre aux injonctions de Martin, se sentir en confiance tout en gardant l’illusion du contrôle, du libre arbitre. S’il le voulait, Martin pourrait le faire arrêter de fumer, aimer la polka ou se dessiner une fleur sur la joue avec le stylo qu’il fait tourner nerveusement dans ses doigts. Mais Martin n’est pas là pour ça. Il est là pour le vider de toute sa substance. Lui faire déverser ses plus grandes aspirations, celles tellement immenses qu’il n’ose même pas se les avouer. Lui faire vomir les colères qui tiennent son cœur enflammé 24 h/24. Dégorger les regrets, les hontes qui ont déjà colonisé son corps. Martin veut récupérer tout ce qui fait de lui un humain, un vrai, pas un de ces morts-vivants qui traversent mollement la vie en se disant que c’est pas si mal. Martin est là pour glaner les âmes. Martin n’en est pas à sa première moisson, il a même arrêté de compter. Ça le rendait un peu amer de lister les individus qu’il avait laissés derrière lui, apparemment identiques à eux-mêmes, mais vides à jamais à l’intérieur. Il a cessé de compter, mais jamais de se demander ce que faisait l’Agence de la récolte ; ou même de savoir sous quelle forme elle utilisait tout ça. Pendant que Martin et les autres absorbaient toute la vie qui régnait dans le bar, l’Agence se contentait de placer des camions à moins de 200 mètres du lieu du pillage, qui redémarraient une fois qu’ils avaient “tout ce qu’il faut”. 

Dos-nu en perles et Jupe en maille MIU MIU, Bottines en cuir KALDA, boucles d’oreilles “épingle à nourrice” en vermeil STEPH METAL, bague MOYA.

Martin commande une nouvelle tournée pour Jérémy et il se demande, pour la énième fois, la forme que pouvait prendre le matériau qu’ils étaient venus forer. Parfois, il s’imaginait des fioles luminescentes alignées sur les étagères d’un hangar tenu secret dans les sous-sols de l’Agence. D’autres fois, il construisait dans sa tête des rotors complexes dont les pales brassaient sans fin des particules invisibles à l’œil nu. Bref, il n’en savait rien. Il se racontait qu’il n’avait pas besoin de savoir, que les âmes, ben, c’était rien de plus que des abonnements Weight Watcher ou des minutes en plus dans la cabine de strip-tease : une monnaie d’échange, un truc dont certains avaient besoin plus que d’autres, un marché dont les gars comme lui pouvaient tirer quelque chose. Sauf que ce soir, face à Jérémy qui lui a déjà descendu la moitié de son paquet et ne se livre pas autant que prévu, il se prend un gros coup de fatigue. Il sent ses propres défenses s’affaiblir. Sa rumination mentale sur l’Agence prend trop de place, il en a marre de n’être tenu au courant de rien, de n’être qu’un pion dans un jeu dont il ne comprend pas les règles. Il est en colère de n’avoir jamais eu de nouvelles de Stéphane, Lison, Charlie et Max. En avalant une gorgée de bière, il tente de se remémorer la dernière fois qu’il en a bu une pour le plaisir, off-duty. Il ne trouve pas. Qu’est-ce qu’il fout là, franchement ? À aspirer la vie d’un jeune type qui ne lui a rien fait et que, malgré tout son professionnalisme, il a beaucoup de mal à ne pas trouver vraiment sympa. Peut-être qu’il lui rappelle un peu ce qu’il était avant ? Un jeune type qui essayait juste de s’en sortir en grappillant un peu de plaisir au passage. Un gars qui ne faisait de mal à personne, juste des trucs dans son coin, avec vaguement l’idée en tête qu’un jour il décrocherait la timbale, peu importe ce qu’il y avait dedans. Il commence à sourire à Jérémy, dans un mélange d’affection et de pitié, pour ce que Jérémy va devenir, pour ce que lui, Martin, est devenu. Il a envie de lui parler, de lui dire d’éteindre sa clope, de se casser en courant du bar. Ça lui brûle les lèvres, et puis ça le brûle de partout. Il a besoin de lui dire, il va lui dire. 

— Jérémy ? 

Mais Jérémy ne se penche pas un peu plus vers lui pour entendre sa confession. À la place, il jette un regard entendu à Iris. Qui regarde Jeanne. Qui regarde Éric. Qui regarde Martin. Jérémy récupère son cuir trop grand. Iris, Jeanne, Éric abandonnent à leur tour leurs tables respectives. Tous les quatre sont debout. Ils regardent Martin, contrits et désolés. Au moment de franchir la porte du bar, leurs bouches murmurent des paroles que Martin ne comprend pas, bien qu’elles lui soient destinées. Dehors, les camions noirs sont toujours là.