Ses collections redéfinissant normes de genre et savoir-faire nigérian font sensation. A l’aube de sa collaboration avec la maison Karl Lagerfeld, le jeune créateur queer Kenneth Ize est convaincu que la mode a le pouvoir de changer les mentalités.

En février 2020, lors de la dernière fashion week parisienne de l’ère pré-Covid-19 (cette époque magique où l’on pouvait encore la jouer collé-serré au front row des défilés sans risquer de créer un cluster), le créateur nigérian Kenneth Ize présentait son premier défilé au sein du calendrier officiel. Un succès total mettant en lumière son savoir-faire novateur, le tout amplifié par un final à couper le souffle incarné par Naomi Campbell elle-même venue clôturer le show. Six mois plus tard, le créateur réitérait ce succès audacieux avec une présentation de 13 looks, organisée devant une fresque peinte en direct par l’artiste congolaise trans Maty Biayenda au Palais de Tokyo. Autant dire que Kenneth Ize, né à Lagos, formé en Autriche et présentant désormais à Paris, sait déjà comment tisser sa toile et son storytelling. Passé par les Arts appliqués de Vienne, où il a étudié sous la direction d’Hussein Chalayan et de Bernhard Willhelm, Kenneth s’est fait remarquer par son travail élaboré de l’aso oke, cette étoffe tissée à la main pour des tenues traditionnelles nigérianes. Un savoir-faire unique mis au service de silhouettes gender-fluid, affûtées, colorées et effrangées qui lui a permis d’atteindre la finale du LVMH Prize 2019 puis de collaborer avec la maison Karl Lagerfeld pour une collection capsule prévue à l’été 2021. Depuis son atelier fraîchement construit au Nigeria grâce à l’argent de la collaboration, Kenneth nous raconte l’importance de l’autonomie et du patrimoine pour penser le futur résilient de la mode. 

Mixte. Quand t’es-tu intéressé à la mode et quand as-tu su que tu voulais en faire ton métier ? 

Kenneth Ize. Mes parents, comme beaucoup de gens, ne voyaient dans la mode que la partie commerciale, et non ce qu’elle peut avoir de créatif. Donc, en grandissant, je n’ai jamais pensé à travailler dans cette industrie, encore moins en tant que designer. Ce sont des amis, à la fin du lycée, qui m’ont fait comprendre que je pouvais m’épanouir dans ce milieu. Ça leur paraissait évident. Enfant, je voulais devenir docteur, mais peut-être que créer des vêtements est une manière de prendre soin des gens…

M. Cette forme d’autocensure au départ, n’était-elle pas liée au fait d’être un jeune homme noir et queer ?

K. I. Sans doute. Je viens du Nigeria où être queer n’est pas accepté ni vraiment autorisé. Ici, les droits des personnes LGBTQIA+ ne sont pas pris en considération. Malgré tout, je me sens déjà très privilégié de pouvoir m’exprimer librement. Mais je n’en suis qu’au tout début, j’ai encore tant de batailles à mener et certaines d’entre elles passent notamment par la mode, où je cherche justement à montrer la pluralité et la fluidité des expressions de genre. Se servir de codes masculins pour habiller les femmes, et inversement, contribue à déconstruire les normes de genres. En tant que membre de la communauté LGBTQIA+, je vis comme une mission de contribuer à ces réflexions et représentations. 

M. Justement, en quoi ta queerness influence-t-elle ton travail ?

K. I. J’y puise énormément, elle me procure un tel sentiment de liberté… C’est par elle que j’arrive à me comprendre, et cette connaissance devient une force mais aussi un point de vue depuis lequel interroger le reste du monde. Peut-être que c’est ma queerness qui influence ma façon de m’habiller : selon les jours, j’ai envie d’exprimer plus ou moins de masculinité ou de féminité. Ce qui est certain, c’est que ces explorations me servent, m’inspirent à créer pour ma marque. 

 

 

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M. Tu as récemment inauguré ton atelier au Nigeria. Quelle place occupe ton pays et son histoire dans ton processus de création et de production ?

K. I. Avec ma marque et mon atelier, je voulais d’emblée créer quelque chose qui soit porteur de sens, de culture, et en rapport avec mes racines. Avoir vécu en Autriche m’a aussi aidé à mieux comprendre le Nigeria. Son artisanat me donne encore plus envie de croire en mon pays d’origine car il incarne son ingéniosité, son histoire, son patrimoine. Je suis honoré de pouvoir y créer des emplois et de participer à la valorisation de ses savoir-faire séculaires. Cette éducation contribue à la sécurité de notre patrimoine et à son futur. Que les techniques autour de l’aso oke existent encore après tant de siècles dit beaucoup de sa valeur. Et puis, c’est grâce au Nigeria que je suis passé de dirigeant salarié unique à employeur d’une trentaine de personnes.

M. Quel regard portes-tu sur l’impact social de ta marque, localement et aux yeux du monde ?

K. I.L’industrie textile et l’artisanat existent ici aussi, donc clairement je veux y participer. Si on souhaite vraiment soutenir quelque chose, il ne suffit pas d’en récolter les fruits : il faut aussi s’occuper de ses racines. Beaucoup d’associations et d’ONG veulent “aider l’Afrique”, mais elles restent trop à la surface. Éduquer, pratiquer, valoriser notre artisanat, de manière à le faire grandir et perdurer, favorise pleinement notre autonomie. Je crois que ma plus grande joie serait que les structures que je contribue aujourd’hui à renforcer ou à créer puissent s’épanouir sur des générations. C’est ça dont j’ai envie, quand je réfléchis en matière d’impact.  

M. Peux-tu nous en dire plus sur les spécificités de l’aso oke ? En quoi rendent-elles ce tissu si pertinent pour la mode aujourd’hui, selon toi ?

K. I. On détruit la planète, notamment parce que l’industrie du vêtement produit et jette beaucoup trop. On a perdu le sens de la modération qui nous permettait de respecter l’artisanat. C’est comme si on ne savait plus combien de temps cela peut prendre de tisser une pièce en partant de simples fibres. C’est pour ça que je crois beaucoup en l’éducation, car on a besoin de prendre conscience à quel point l’humanité peut être destructive. L’intérêt de l’aso oke, c’est qu’il est écoresponsable, car sa production ne consomme pas d’électricité et ne pollue pas. C’est en cherchant des moyens de produire sans avoir à allumer mon générateur électrique que cette méthode de tissage m’est apparue comme la meilleure solution. Au Nigeria, on a encore des problèmes d’électricité ou de drainage des eaux, donc l’aso oke m’émancipe de ces complications. Et surtout, cela nous fait travailler de manière artisanale, en communauté, cela tisse aussi des liens humains, de Vienne à Lagos, en passant par Paris et Amsterdam (où siège une partie de l’entreprise Karl Lagerfeld, ndlr). Ces vêtements sont des ponts vers cette partie de ma culture. 

Une Working session de Kenneth Ize organisée en septembre 2020 dans les bureaux de la maison Karl Lagerfeld, à Amsterdam.

M. Qu’a changé ta sélection en tant que finaliste du prix LVMH 2019 ? 

K. I. Je l’ai vécue comme une validation de la part de l’industrie, ce qui est précieux pour la croissance de mon entreprise. La compétition ne m’intéressait pas tellement, j’envisageais ça surtout comme une opportunité de rencontrer des personnes importantes et passionnées du secteur, dont beaucoup sont devenues des amies depuis. Je me souviens encore du sentiment de reconnaissance dont j’étais empli à l’idée de décoller de Lagos pour aller à Paris avec tous ces vêtements chargés de culture et d’histoire. 

M. Tu vas bientôt sortir ta collection en collaboration avec la maison Karl Lagerfeld. Comment voyais-tu Karl avec tes yeux de jeune créateur ?

K. I. C’était surtout le designer, la marque que je voyais, pas tant l’homme. Par le passé, j’ai eu un boss qui était fan de son travail, et qui m’a donné envie de m’intéresser à ce génie créatif. Ce qui m’impressionnait le plus chez lui, c’est son éthique de travail doublée de sa passion. Il faisait en sorte que ses fantasmes de mode deviennent réels. Et ce, dans différentes maisons à la fois, c’est ce qui est le plus impressionnant. J’avais énormément d’admiration et de respect pour lui. Collaborer aujourd’hui avec la maison qui porte son nom, je n’en reviens en fait toujours pas. C’est quelque chose que je n’aurais même jamais cru possible, encore moins dans ces circonstances sanitaires et sociales. Cette collaboration m’a permis de rencontrer et de travailler avec tellement de talents ! Cela me rend sentimental. Je crois en la sincérité de mon message, en la qualité de son exécution, et donc j’ai hâte que le plus grand nombre puisse en profiter. Les marques Karl Lagerfeld et Kenneth Ize ont en commun la passion du travail bien fait. C’est ce qui a rendu notre collaboration fructueuse malgré les circonstances compliquées par la pandémie de Covid-19. 

M. Que voulais-tu transmettre en particulier dans cette collaboration ?

K. I. Mes origines, avant tout ! Et continuer d’œuvrer pour la diversité et l’inclusion. Je souhaite que ma marque, à l’image de cette collaboration, continue d’être un espace ouvert à toutes les formes d’expression. Je n’ai pas une pièce préférée, par exemple, car chacune d’entre elles, chaque look, constitue un chapitre d’une histoire à l’échelle de cette collection capsule. Je l’ai pensée comme un tout cohérent, même si j’ai encore tant de choses à dire !

M. Tu redoutes d’être perpétuellement perçu comme un designer émergent ? 

K. I. On me demande souvent qui sont mes designers préféré.e.s, mais la vérité, c’est que je n’en ai pas. J’ai toujours eu du mal à considérer les grands créateurs européens comme des modèles, car je ne pensais même pas qu’il me serait possible de travailler dans ce genre d’entreprise. C’est aussi pour ça que j’ai créé ma propre maison : pour être sûr de ne pas me sentir exclu. Et que ça n’arrive plus à d’autres personnes. Je sais que ma marque est chargée d’Histoire, d’artisanat, de patrimoine. Depuis sa fondation, Kenneth Ize est une “heritage brand”. Si les gens me perçoivent éternellement comme un designer émergent, ça les regarde. Ça ne me dérange pas, car émerger signifie croître : je compte bien continuer d’apprendre et de grandir le plus longtemps possible. Au final, je m’amuse tellement aujourd’hui en tant que designer émergent, que je serais ravi de garder cet état d’esprit pour toujours.