VESTE et PANTALON “Modern Tailoring” EN TOILE DE LAINE GRISE imprimée MICRO PIED-DE-POULE, SNEAKER B27 DIOR MEN.

L’après Vie d’Adèle plutôt laborieux est derrière lui. L’acteur mannequin Jérémie Laheurte rencontre Mixte au terme d’une renaissance et d’une transformation qui lui ont appris que rien ne sert de courir.

Démarrer sa carrière par une Palme d’or, même dans un rôle secondaire : l’idée ferait rêver beaucoup de jeunes acteurs. Jérémie Laheurte en a pourtant fait une expérience douce-amère, qu’il ne recommanderait peut-être pas. Le copain éconduit de La Vie d’Adèle (2013), qui allait devoir s’effacer pour permettre à l’héroïne d’Abdellatif Kechiche de se révéler à elle-même et vivre sa grande histoire d’amour, c’était lui. Et le triomphe ne fut pas autant le sien que celui d’Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux. Les années suivantes ont été un relatif désert, comme si les hautes promesses de ce faux départ refusaient de s’exaucer. Il lui a alors fallu accepter peu à peu de reprendre un rythme modeste : renoncer aux premiers rôles qu’il échouait à décrocher, et entamer une reconquête patiente, faite de partitions secondaires (devant la caméra des sœurs Coulin ou de Hafsia Herzi), de mannequinat, avec un pied dans le jeune cinéma d’auteur, un autre dans la mode. Aujourd’hui, il est en tête d’affiche d’une série Canal + (Paris Police 1900), et égérie de la nouvelle campagne Modern Tailoring, la ligne de costume pour hommes de Dior créée par Kim Jones et photographiée par Brett Lloyd. 

Mixte. Ta carrière a démarré par un court métrage, Marseille la nuit, qui a eu une belle histoire et a été sélectionné aux César. Est-il important pour toi ?

Jérémie  Laheurte.  Absolument. Je me rappelle avoir passé le casting avec Karim Leklou. On a fait une impro, je devais jouer un type pas très sympathique, assez bizarre : à la fin, ils pensaient que j’étais comme ça. L’impro avait débordé, et comme ils ne me connaissaient pas, le doute subsistait. Je me suis dit : “Merde, ils m’ont pris pour un barjot !” Finalement, ils m’ont rappelé, et j’étais content parce que j’avais déjà vu Karim dans un film. J’avais l’impression que je commençais à être dans le game. C’était un tournage difficile. Il y avait quelque chose de l’ordre du film de genre, du thriller urbain assez excitant.

M. La révélation, c’est évidemment La Vie d’Adèle. Quel souvenir en gardes-tu ?

J. L. C’est le plus beau film de ma jeune carrière. Un souvenir à la fois magnifique et très mélancolique. Quand j’entends la musique de la bande-annonce, quand je vois passer une image du film, j’ai les larmes aux yeux. Ça représente beaucoup de choses pour moi. C’était la première fois que je me sentais légitime, adoubé par un maître du cinéma.

M. Vous avez tourné davantage que ce qu’on voit dans le film, je crois…

J. L. Oui, deux mois et demi environ. Je me rappelle qu’un jour, Ghalia Lacroix, la coscénariste, m’avait mis en garde : “C’est super ce que vous faites, mais rappelle-toi que ce n’est pas ça le film”. C’est vrai que j’avais l’impression qu’on aurait pu faire un autre film dans le film.

M. Ça a été frustrant pour toi de te découvrir un peu évacué au final ?

J. L. Évidemment. D’autant plus que, quand tu commences, tu ne sais pas comment fonctionne le découpage, l’envers du décor. J’avais des soupçons quand même, parce que je savais que notre intrigue n’était pas la principale, et que le film n’allait pas durer six heures. Mais j’avais envie d’y croire – il y avait des scènes vraiment jolies. Je n’ai aucune amertume pour autant : quand tu vois le film dans sa globalité, malgré sa durée, et tous ses extrêmes, tu vois qu’il a un équilibre intouchable.

M. Kechiche a la réputation de faire souffrir ses acteurs. Qu’en dis-tu ?

J. L. C’est faux, et je tiens à ce que ce soit écrit noir sur blanc. Ça a même été difficile de ne pas forcément retrouver cette qualité de relation avec un metteur en scène par la suite. J’avais une confiance absolue dans sa méthode et dans son regard. Il y a des metteurs en scène qui disent : “C’est bon, on l’a”… et tu doutes. Tu te dis qu’on peut faire mieux, qu’on peut aller plus loin, qu’on peut chercher autre chose. Lui quand il dit : “On l’a”, tu sais que c’est le meilleur truc qu’on aurait pu faire. J’ai le souvenir d’une extrême liberté : je suis à l’origine de certaines idées, comme le fait que mon personnage joue du hang drum (et pas de la guitare comme c’était initialement prévu, je trouvais ça vu et revu). C’était un terrain d’expériences sans fin. Quand il nous disait d’un air désolé : “Ce soir, on va tourner un peu tard”, je pensais que c’était génial, je ne voyais pas le problème. Et quand Abdel disait : “On la refait” pour la quinzième fois, j’étais surexcité.

M. Comment as-tu vécu l’exposition ? Est-ce que c’était difficile d’être en retrait des actrices ?

J. L. Ce n’était pas facile, effectivement. Kechiche avait décidé de faire de moi une espèce de caution masculine, il voulait que je fasse partie de la tournée promo. C’était excitant, mais aussi un peu angoissant, parce que je savais que le film était focus sur les deux actrices. Nous, on était la brigade, on avait aidé à faire le gâteau, mais on n’était pas les chefs. Je savais que ça n’allait pas avoir les mêmes conséquences pour elles que pour moi. Il allait falloir que je travaille.

M. Quelles ont été les conséquences pour toi ?

J. L. À double tranchant. Tout à coup, on me faisait des propositions pour participer à des castings pour des premiers rôles, au lieu de me laisser grandir doucement. Et j’arrivais en finale de tous ces castings, mais on ne me choisissait pas, parce que je n’avais jamais fait de premier rôle, ou parce qu’il y avait un mec plus connu que moi. J’avais l’impression d’une malédiction. En plus de ça, je partageais mon quotidien avec Adèle, et même si j’étais content de ce qui lui arrivait, j’étais aussi stressé par le décalage. Ça me faisait bader.

 

M. Dans les années suivantes, tu as été dirigé par plusieurs réalisatrices en vue, même si c’était pour y jouer des rôles secondaires, dans Voir du pays de Delphine et Muriel Coulin, ou dans Tu mérites un amour de Hafsia Herzi. Préfères-tu un second rôle dans un film d’auteur ou un premier rôle dans un autre plus standardisé ?

J. L. Le dilemme n’est pas là. Si je ne crois pas à l’histoire, ça ne m’intéresse pas d’y aller. Après, on ne va pas se mentir, il m’est quand même arrivé de m’engager dans des projets où j’adorais le film et mon personnage, mais où j’aurais quand même aimé que mon rôle soit plus important.

M. Est-ce que Voir du pays, avec ton petit rôle de soldat de retour d’Afghanistan, a justement représenté un redémarrage sur des bases moins exposées et plus saines ?

J. L. Totalement. J’arrivais au terme de cette série noire d’échecs pour des castings de premiers rôles. Je devenais fou, je lisais des scénarios et j’avais tellement envie d’avoir le film que j’essayais de ressembler à mon personnage, de me transformer, pour finalement me vautrer. Je me suis dit qu’il fallait changer d’approche. Je me suis imposé un détachement, et une authenticité : ils auront du Jérémie Laheurte et rien d’autre, tant pis si ça ne plaît pas. Et ça a marché. Mon rôle dans Voir du pays était plein de sensibilité, dans un film très collectif où j’ai eu le sentiment qu’on a voulu me donner ma juste place. J’avais le choix entre ça et un premier rôle dans une série : j’ai dit non à la série, ce qui m’a valu d’être un peu malmené. Et finalement, on est allés à Cannes !

M. Quand on voit le film aujourd’hui, on a l’impression que le tournage devait ressembler à une colo de jeunes espoirs : il rassemble beaucoup d’acteurs qui se sont révélés peu après.

J. L. Ouais, c’était un peu ça. On était enfermés dans cet hôtel, avec ses neuf piscines – au bout de trois semaines, tu commençais à être dans un mindset bizarre. C’était une espèce de thalasso figée, étrange. Et effectivement, c’est fou, avec Karim Leklou (Le Monde est à toi), Alexis Manenti (César du meilleur espoir masculin en 2020 pour Les Misérables), Damien Bonnard (Les Misérables)… on révisait nos prochains castings ensemble. Il y avait des acteurs plus âgés qui étaient angoissés parce qu’ils n’avaient pas encore percé, d’autres plus jeunes pleins d’espoir ou de crainte. Et finalement, ça a marché pour tout le monde. Elles ont eu du flair (Delphine et Muriel Coulin, ndlr).

M. Si on cherche des thématiques communes à tes rôles, on trouve facilement un élément de virilité questionnée, à travers des archétypes comme celui de l’ex toxique, des métiers connotés comme policier ou soldat.

J. L.  Complètement. J’ai parfois l’impression d’être un mâle alpha, bagarreur, capable de mettre des coups de pression, et pourtant quand je me vois dans un film je me trouve d’une fragilité ! Mais quand je le joue, je ne m’en rends pas compte. C’est une ambivalence qui fait partie de moi. Je ne suis certes pas du genre à cacher des émotions, j’accorde beaucoup d’importance à la sensibilité, je peux parler très librement à des gens que je ne connais pas. Je n’ai aucun problème à révéler mon intimité : pour moi, c’est simplement discuter avec d’autres humains sur la substance de la vie. Ça doit venir de là…

M. Est-ce que c’est particulier d’incarner actuellement un policier, comme tu le fais dans Paris Police 1900 ?

J. L. Bien sûr, et la série assume cette résonance. J’ai revécu un sentiment que j’avais éprouvé quand on montait les marches à Cannes avec La Vie d’Adèle, et qui coïncidait avec une grande marche des fiertés dans toute l’Europe, au moment où la France s’apprêtait à légaliser le mariage homosexuel. C’est dingue comme des metteurs en scène peuvent être au rendez-vous de leur temps de façon inexplicable. Et Paris Police m’a fait cet effet. Pourtant, quand j’ai démarré le projet, je pensais au passé, à des polices politiques liées à des périodes particulières, à la Gestapo, à la Stasi. Je ne pensais pas aux problèmes de la police d’aujourd’hui. Finalement, cela fait aussi écho à l’actualité. On retrouve cette scission entre le peuple et sa police, cette angoisse face à une autorité qui parfois n’a aucune intention de te défendre, et parfois même veut te nuire. Ça parle de la condition des femmes à cette époque, et de l’antisémitisme français. Mon personnage est en crise face à ces dérives et le rôle que joue la police dans un tel contexte.

M. Tu es un acteur athlétique. Est-ce que c’est lié à une envie de cinéma de genre, de cinéma d’action ?

J. L.  Oui et non. J’ai toujours fait beaucoup de boxe, de sport. J’ai l’impression de savoir faire beaucoup de petites choses, mais pas suffisamment pour percer dans ces domaines finalement. Or le cinéma, justement, c’est le terrain parfait, c’est un couteau suisse formidable. Par exemple, j’ai une vraie fascination pour la polyvalence physique de Tom Cruise, sans me comparer à lui, bien sûr. Il sait tout faire, exécuter toutes les cascades, piloter tout et n’importe quoi, sauter en parachute… Si j’ai joué des policiers, des militaires, c’est peut-être que j’aime la discipline physique que ça impose. Et évidemment, je me dis que ça peut inspirer des projets.

M. Est-ce que les itinéraires américains d’acteurs européens comme Matthias Schoenaerts ou Tahar Rahim, récemment nommé aux Golden Globes,  ça te fait envie ?

J. L. Bien sûr. Mais les Anglais, les Suédois ont une compatibilité naturelle avec les États-Unis. Pour les Français, c’est moins évident ; même si, quand on ouvre la porte, on se rend compte que ça peut marcher.

M. Et dans tout ça, que t’a apporté le mannequinat ?

J. L.Des choses assez antagonistes. Beaucoup de commentaires inutiles et d’incompréhension, qui m’ont desservi : les gens du cinéma sont méfiants par rapport à ça. Dans les films, j’aime qu’on me salisse, qu’on me bouscule ; je ne me sentais pas mannequin à la base. Mais au final, c’est le mannequinat qui m’a permis de mettre un pied dans le monde artistique. J’avais 17 ans, un type m’a dit qu’il faisait un casting pour Yves Saint Laurent. J’ai bossé très jeune pour Stefano Pilati qui était alors directeur de la création du prêt-à-porter de la Maison et ça a commencé à me fasciner d’une manière cinématographique. Pilati avait une personnalité complexe, il titillait ma fibre artistique. Et en même temps, je détestais être un portemanteau. On me payait pour ma disponibilité : parfois, j’arrivais à 9 heures et je repartais à 17 heures, j’avais attendu toute la journée dans un placard sans rien faire. Quel est l’intérêt ? Et en même temps, ça m’avait déjà fait quitter le sentier de l’école, ça m’avait fait mettre un pied dans la création. C’est probablement le mannequinat qui m’a poussé à être acteur. Ça m’a à la fois rapproché et éloigné du cinéma, je sentais qu’on se disait qu’étant mannequin je ne pouvais pas être acteur. Avec la mode, j’ai fini par faire comme pour le cinéma : n’aller que là où ça m’intéressait. C’est comme ça que j’ai rencontré Kim Jones, et j’ai trouvé en lui une personnalité, une intelligence, un talent comme je cherche à en trouver chez les metteurs en scène. La mode, pour moi, c’est un truc de mentor, de même que le cinéma.