À 30 ans, le petit prince de la mode a déjà multiplié les coups de maître. À commencer par la maison Balmain dont il est le directeur artistique très impliqué et connecté depuis près de six ans. C’est dans le studio Balmain, situé dans le triangle d’or, qu’Olivier Rousteing nous a dévoilé ses projets pour la marque, sa vision de la couture, entre culture pop et business.

Les beats hip hop résonnent à fond. Dans le couloir, les broderies de la prochaine collection se reflètent dans les boules d’un sapin de Noël aux accents bling. Dans le bureau d’Olivier Rousteing, les visages de ses muses, amies et égéries jettent des regards hiératiques depuis des cadres vernis. Frigo noir laqué, bouteilles de champagne et bougies parfumées se dressent autour d’une cheminée en marbre. Visage aux courbes encore adolescentes, casquette Nike, montre et breloques dorées au poignet, le directeur artistique de Balmain apparaît tel qu’on l’imagine, devenu presque familier par son omniprésence médiatique et sur les réseaux sociaux. Pourtant, la surprise est là. Derrière l’extravagance assumée de sa communication et de ses collections, voici un garçon terre à terre, sensible aux critiques et préoccupé par la marche du monde. Un jeune homme d’une maturité confondante, imprégné de culture pop et de mondialisation, qu’il juge toutes deux capables d’empowerment.

Mixte L’année 2016 a été riche en événements pour vous et pour la maison Balmain… Vous avez fêté vos 30 ans… Olivier Rousteing Merci de me le rappeler ! M. Et vos cinq ans en tant que directeur artistique…

O.R. Il y a eu différents moments chez Balmain où je me suis rendu compte d’un changement dans ma carrière. Le jour de mon premier défilé, quand je suis sorti sur le podium, j’ai compris que ma vie allait changer. Être directeur artistique aujourd’hui, c’est bien différent qu’être un simple designer. En plus de créer une collection, on est dans le système de la mode, on doit faire du business. On devient une figure publique. Je ne m’attendais pas forcément aux répercussions, à cette vie sous les spotlights. Il y a eu aussi la collection H&M, qui a été une autre remise en question parce que je devais prendre la parole sur ma carrière au bout de seulement trois ans et demi. Il fallait que je parle au monde entier, bien au-delà de l’univers du luxe. J’ai dû puiser dans un ADN que j’avais réussi à créer en si peu de temps. Enfin, il y a eu le rachat de la maison cet été (par le groupe qatari Mayhoola, ndlr) avec la possibilité de voir Balmain en plus grand, et l’aspect business qui en découle. Les enjeux sont très différents de ceux que j’ai connus au départ. En 2011, je venais entre guillemets de rien. Depuis, le chiffre d’affaires a doublé voire triplé. La collection homme qui est née génère 40 % du business, et les accessoires sont sur le point d’être lancés. J’ai grandi en tant qu’humain et en tant que businessman.

M. Le côté business est primordial pour vous.

O.R. J’ai toujours aimé ça. Mon président dit que j’ai eu ce poste grâce à la méritocratie. Quand j’étais le bras droit du designer précédent, c’est moi qui pensais à l’aspect commercial ! C’est le business qui m’a sauvé, plus que la partie artistique, qui a été très controversée. J’adore être créatif, mais c’est grâce à mes clients que je suis encore là. Je ne suis pas un artiste fou qui n’en a rien à cirer de ce qui se passe à l’extérieur. C’est indispensable que mon art soit acheté. Je viens de l’école italienne, plus centrée sur le commerce, et j’ai apporté cette culture chez Balmain, qui était davantage un laboratoire de création.

M. Qu’est-ce qui vous attire dans le succès commercial ?

O.R. Humainement, le fait de plaire. Si on achète mes vêtements, c’est qu’ils plaisent. J’ai besoin de cette générosité, je ne pourrais pas faire des fringues juste pour moi et quatre copines. C’est génial si le monde entier peut porter mes créations. Le fait de pouvoir globaliser la marque me permet aussi de satisfaire mes équipes financièrement, de créer plus de business, plus de collections, de donner davantage de flexibilité à mes choix et à ma création.

M. Justement, sur le défilé Printemps-Été 2017, on découvrait un style Balmain plus souple et plus fluide, tandis que le nombre de looks est passé de 60 à 80. Pourquoi cette ouverture ?

O.R. Je vois toujours plus loin. Le rachat de la marque invite de nouveaux types de femmes dans l’univers Balmain. Il fallait des silhouettes différentes, au-delà de la robe ultracourte à paillettes avec son col V. Sur ce dernier show, on a donc pu voir d’autres types de femmes, et cela s’est ressenti dans les ventes. Tant mieux. L’adrénaline me nourrit, me passionne. Je me réveille Balmain et je m’endors Balmain.

M. La femme Balmain est par définition une conquérante. L’homme Balmain, lui, est plus décontracté. Où vous situez-vous par rapport à ces deux archétypes ?

O.R. Très bonne question. Je crois que, fondamentalement, les designers sont faits pour dessiner soit de la femme soit de l’homme ; chacun a une préférence, pour moi c’est la femme. Je suis très content d’avoir l’homme dans mon champ de vision, mais c’est plutôt la femme qui me fait fantasmer. La femme Balmain est celle que je voudrais être ou que j’aimerais avoir (si j’en avais une). L’homme m’excite moins… Et pourtant je suis totalement gay ! Il me faut une part de rêve quand je dessine, et peut-être que, parce que je suis un homme, je me fais beaucoup moins rêver. L’homme fait partie de ma réalité, la femme est donc plus forte. Je suis passionné par la figure féminine, sans doute parce que ma mère a toujours joué un rôle puissant dans son couple. Mon père est un homme extraordinaire, mais plus accommodant. Ma femme Balmain est une amazone, une conquérante, une féministe, un sexe fort. L’homme a peut-être plus peur du regard des autres, alors que la femme peut avoir cette peur mais assume beaucoup plus ses choix.

M. L’idée de conquête revient souvent dans votre discours, et la mode est un milieu hostile. Quels ont été les obstacles les plus difficiles à surmonter ?

O.R. Les critiques. Je les entends toutes, mais je ne les écoute pas forcément ! Le juge de paix pour moi, c’est le client. J’ai choisi d’être très présent sur les réseaux sociaux, donc je suis obligé d’affronter les critiques qui me qualifient de “socialite”, “famous for nothing”… Je trouve ça un peu réducteur. Les critiques professionnelles également sont difficiles à assumer quand on a passé six mois à bosser sept jours sur sept pour un show et que les avis sont vomis comme ça… Les gens de la mode peuvent parfois décevoir aussi – il faut se rappeler qu’on est là pour faire du business et que ce n’est pas forcément une grande famille. Mais je n’ai jamais souffert de la pression ou d’avoir trop de travail.

M. Le fait d’incarner autant la maison, c’est un choix évident ?

O.R. Tout est venu naturellement. Mes choix et ma façon d’infiltrer les univers de la pop ou du hip hop ont parfois déclenché beaucoup de discussions, aussi bien avec ma direction qu’avec la presse, mais je les assu-me totalement. Balmain est devenu le reflet d’Olivier Rousteing, et donc le reflet absolu de mon âge, de ma culture, de ma couleur. Voilà pourquoi j’ai fait le choix aussi de mes muses, de mes égéries.

M. 2016 a été une année très dure sur beaucoup de plans, notamment pour des gens proches de vous : Kim Kardashian, Kanye West…

O.R. La mode est un univers très dur. On a tous envie d’être aimés, de séduire, mais la séduction peut être à double tranchant : lorsqu’on se prend un punch in the face, c’est très difficile de rebondir. En 2016, beaucoup de stars ont choisi de sortir de la lumière, de prendre une année sabbatique. C’est important de savoir s’extraire pour revenir plus fort.

M. Vous pourriez faire ce choix ?

O.R. Le jour où je le ferai, je quitterai la mode. Les designers se plaignent de la pression. Moi je viens de cette génération one clic, j’ai vécu avec Facebook, Twitter, Skype. J’aime être en permanence dans ce mouvement. Le jour où ça ne me conviendra plus, j’arrêterai.

M. En vous écoutant, on a l’impression que vous vous connaissez très bien. Vous avez fait un travail sur vous-même ?

O.R. Beaucoup, quand j’étais gamin. Comme tout enfant né à la DDASS, j’ai dû suivre un parcours psy très jeune – on voit des psychologues et des pédopsychiatres pour vérifier qu’on est équilibré, que l’entente est réelle avec la famille d’accueil. Rien depuis, même si je dis tous les jours à mon assistant que j’ai besoin de voir un psy ! Je me connais très bien, trop même. Je déteste les surprises. J’anticipe toujours, c’est une qualité professionnelle, mais un défaut dans ma vie perso.

M. Le travail sur l’image, le physique, semble aussi jouer un rôle très important, autant pour vous personnellement que pour Balmain.

O.R. Pour moi, Balmain, c’est le monde de la beauté. Je suis parfois quelqu’un de torturé, mais je ne le montrerai jamais. J’aime la beauté, pas les choses torturées. J’adore faire rêver, et la beauté est vecteur de rêve. Qu’il s’agisse de mon Instagram ou de ma passion pour la boxe, mon rapport à l’image est très structuré : le pouvoir et l’aspect conquête m’ont toujours attiré. Cette rigueur personnelle, quasi militaire, est totalement innée chez moi. Mes filles défilent avec ce côté conquérant et, même si la démarche de mes garçons est plus cool, je leur demande d’avoir ce port aristocratique, militaire presque.

M. Et le naturel dans tout ça ?

O.R. Chacun voit le naturel à sa porte. C’est pareil lorsqu’on me parle de chic – c’est comme demander à quelqu’un sa couleur préférée. C’est quoi être naturel ? Ne jamais s’être fait faire d’injections dans le visage ? Porter un jogging pour être confortable ? Là, je suis au naturel, c’est mon pyjama, j’étais habillé comme ça pour aller au sport ce matin (il porte une veste en satin noir à boutons dorés, ndlr). D’autres penseront que c’est apprêté. C’est aussi ça la France, l’élégance décadente…

M. Et cette Parisienne un peu nonchalante ?

O.R. Un peu chiante aussi, parfois ! On oublie que Paris est Paris grâce aux étrangères également. Oui, ma femme Balmain se lave les cheveux tous les jours, elle sort maquillée, elle adore que son pull soit bien mis, porter des talons, acheter de nouveaux vêtements. Elle aime être sexy. C’est très parisien aussi, si on regarde des figures féminines des années 60 ou 70 comme Brigitte Bardot, Dalida, les égéries de Monsieur Saint Laurent, ces flamboyantes extravagantes.

“Mes choix et ma façon d’infiltrer les univers de la pop ou du hip hop ont parfois déclenché beaucoup de discussions, mais je les assume totalement.”

M. Le style de Pierre Balmain était qualifié d’extravagant. Quel lien faites-vous avec lui ?

O.R. Je n’ai rien inventé : le côté armure, militaire, la ceinture taille haute faisaient partie de la silhouette qu’il a su instaurer. On dit souvent que lorsqu’on va vers le féminin, on n’aime pas la femme, qu’on cherche à l’enclaver.

Or ce que Pierre Balmain comme moi avons fait, c’est de sublimer le corps féminin. Je suis toujours impressionné quand je consulte les archives. Les gens crient au génie parce que quelqu’un a sorti un bomber, mais il ne faut pas se leurrer, tout a déjà été fait. Il nous reste à puiser dans l’histoire pour savoir comment réinventer la mode. Il n’y a plus de tabous, plus de choses à contrer ou à inventer.

M. Le fait d’appartenir au groupe Mayhoola n’implique-t-il pas de dessiner pour une femme du Moyen-Orient, avec les limites que cela peut sous-entendre ?

O.R. Je suis très fier de faire partie de ce grand groupe international, qui a un respect immense pour la maison Balmain et pour sa vision. Les objectifs sont au même niveau, qu’il s’agisse de l’Asie, de l’Europe, des États-Unis ou du Moyen-Orient. Cela me plaît énormément, je trouve ça très excitant d’avoir dans chaque collection des pièces dédiées au Moyen-Orient comme c’est déjà le cas pour la Chine, le Japon, New York ou Los Angeles.

M. Dans le documentaire de Loïc Prigent, La Ligne Balmain, on voit que la précollection sert presque de modèle à la collection…

O.R. Je suis à fond sur mes pré-colls. On fait 70 % du chiffre sur les précollections. Avec le temps de livraison, une collection de défilé tient en boutique deux à trois mois, la pré-coll, elle, y reste quatre à six mois. Le défilé, c’est un peu le fantasme, on reçoit la presse, le public, mais il est peut-être temps que la mode trouve un nouveau système. Je n’ai pas d’avis défini sur le see-now buy-now, mais je pense que chaque maison a le droit de choisir comment elle le traite car ce n’est pas possible partout.

M. Ce n’est pas antinomique avec le luxe ?

O.R. Il y a 40 ans, c’était impensable de vendre le luxe dans des boutiques, il était réservé à la sphère privée, aux salons. Aujourd’hui, le luxe doit évoluer, il doit être immédiat. On est bien content d’avoir l’e-commerce quand les clients se déplacent moins à Paris. Ils commandent, on envoie, ils essayent, ils gardent ou ils renvoient. Internet et FedEx, voilà le nouveau luxe !

M. Toute la création se fait néanmoins ici, dans ce studio, de façon assez familiale et artisanale…

O.R. C’est important pour moi de garder les pieds sur terre. Dans la mesure où j’ai obtenu ce job très jeune, il était bon que je sois entouré de gens qui puissent me dire “va te faire foutre !”, et ils sont toujours là aujourd’hui. J’ai quand même dépassé mon blocage qui était de bosser avec des personnes plus âgées que moi, même si ça me fait très bizarre quand mes stagiaires de 22 ans me donnent du “Monsieur” : on partage un univers pop, les réseaux sociaux, la musique, les films…

M. Vous suivez la jeune génération de designers ?

O.R. Qui est plus jeune que moi ? (Rires.) J’adore ce que fait Virgil Abloh pour Off-White, il apporte de la fraîcheur à Paris. Je le connais bien, et j’ai beaucoup d’affinités avec lui, en musique notamment…

M. Avez-vous des plans sur dix, quinze ans ?

O.R. J’aimerais que la maison Balmain soit immense, énorme. C’est ce qu’elle mérite. Sinon, aucune idée, I go with the flow : je vis au jour le jour, avec beaucoup d’impulsivité et de spontanéité. J’ai l’impression de faire partie d’un moment qu’il est important de marquer. La maison s’appelle Balmain Paris, et si les gens ne viennent pas à Paris, on ira à eux. J’aimerais aussi pouvoir être légèrement plus démocratique, ouvrir le marché à des prix différents, inviter ainsi de nouvelles générations à aimer le luxe. Il faut savoir faire la transition entre les clients d’aujourd’hui et ceux de demain car le luxe vieillit vite. Et aujourd’hui, le vrai luxe c’est d’être jeune, d’être à la mode. C’est la vitesse, la rapidité. L’extravagance, c’est d’aimer le luxe.