Inspirée par la série mode “Metamorphosis” de Toby Coulson publiée dans notre numéro printemps-été 2021, la journaliste et autrice Tara Lennart a écrit une nouvelle relatant un monde fantasmé où la destruction du concept de genre aurait donné naissance au Néoneutre, une nouvelle langue et un système d’écriture inclusive poussés à l’extrême. Une façon d’interroger les évolutions du langage, reflet des métamorphoses de la société.

“Arrête avec ton.ta langage inclusi.f.ve de boomer, comme on disait quand tu étais jeune, et moi, pas né.e. Tu noteras les efforts que je vais faire pour genrer cette conversation au binaire vu que tu peines à comprendre le néoneutre et ses nuances. Tu t’évertues à le voir comme une annulation alors que c’est une fusion. Tu puises dans le passé des références qui te rassurent, c’est typique de ta génération. On dirait que tu copies les traits que tu critiques chez ta mère et chez tout ce que tu appelles ‘la génération Canal +’. C’est fini tout ça, je respecte tes références et ton goût pour la culture, mais il faudrait que tu te fasses à la ‘disparition du genre’, pourrais-tu dire. Tu étais quand même assez jeune quand elle s’est amorcée pour comprendre la métamorphose des concepts et l’abolition des limites construites par un système patriarcal ultra-libéral, et suivre sa destruction. J’en ai assez de jouer les profs, je pars en formation à la permaculture pour trois jours. Tu pourras voir tes autres partenaires et méditer à ta déconstruction.”

Oulia clôt la conversation en m’embrassant dans le cou avant de partir. J’avais oublié son stage, obsédée par cet article à écrire sur l’évolution du concept de genre et son impact sur la langue. Je voulais questionner les modulations grammaticales et leur signification dans la construction identitaire, rappeler les croyances païennes et chamaniques autour des divinités animales et minérales inscrites dans notre inconscient collectif, deux grandes thématiques qui arrivaient à cette fusion des genres en une pluralité individuelle. J’ai comme l’impression que ça va être compliqué à développer en dix feuillets. Tant qu’on n’a pas croisé de champignaone ou de feu tricolore à unao soirée, iel est impossible de comprendre lao sens actueled de ced concept de “pluralité individueld”. Je fais ce que je peux pour parler et écrire correctement le néoneutre, le langage qui a remplacé l’inclusif, qui a remplacé le binaire. Petit à petit, les langues se sont accordées pour créer une nouvelle place à la multiplicité des genres, à leurs mélanges, croisements, fusion. La société se métamorphosait au contact des évolutions du langage. Moi qui pensais avoir atteint le top de la déconstruction avec ma maîtrise de l’inclusif, je me faisais traiter de boomer. J’ai fait toute ma scolarité dans la binarité, Oulia a toujours connu lao neutre. Hier, iel m’a fait remarquer (sur unao ton moqueured et légèrement méprisanted) que je genrais “à l’ancienne” lors de nos disputes alors que j’utilisais couramment lao néoeutre en temps normaled, et lao mélangeais avec des règles d’inclusived old school. Maon ex, unao papillonaone architecte d’intérieured, m’a dit lao même chose quand nous nous sommes croised à unaone fête des ex. J’ai rencontré l’ex d’Oulia, unaone ballerine aux granded pattes et revu maon opossum black, c’était sympa. J’ai pris des notes pour mon article, j’espérais qu’il ferait rire la génération actuelle et éclairerait la mienne et encore plus la précédente. Quand j’écris dans ma tête, je perds mon inclusif et reste binaire. Je fais du MMA et j’écoute du métal, mais je me genre toujours au féminin, mon sexe est mon genre. Pourtant, je suis un garçon depuis que je suis en âge de penser. Je suis écrivain, je suis James Hetfield, je suis policier, je suis aventurier, je suis champion de boxe, je suis James Bond, Luke Skywalker, Zorro, Tintin, Rambo, Batman, Michelangelo, Pete Sampras, Indiana Jones, Gaston Lagaffe, je suis bûcheron, cantonnier, pompier. Je parle de moi au masculin et pense au féminin.

Et je me perds dans la mélodie des mots qui se parent de voyelles et de rondeurs, en français en tout cas. L’anglais, l’espagnol, l’allemand, le norvégien ont déjà des genres neutres qu’il est possible de conjuguer et décliner à loisir. Nous, nous découvrons de nouvelles manières d’inclure les genres, les sexes, les chamans, les identifications. Je suis perdude, j’ai lao langue qui fourche et Oulia, Moane ou Cita, ou quiconque dans maon polycule amoureud se moque de moi en me fredonnant “3SEX”, d’Indochine et Christine and the Queens, chanson de ma.mon jeunesse, considéré.e comme très déconstruit.e à lao époque. Pourtant, je vois une poésie folle dans cette disparition des frontières physiques et verbales. Nous assistons à l’émergence de nouvelles incantations, de nouveaux sorciers, des êtres capables d’héberger la puissance de divinités et d’en porter le verbe. À l’époque préhispanique, en Mésoamérique, il y avait un peuple nommé “Mixtèques” et un seigneur nommé Huit-Cerf Griffes d’Ocelot. Nous renouons avec lao sacred millénaire. J’avais eu cette vision pendant un stage d’ouverture des chakras, une rencontre avec l’animal sacré qui sommeille en nous. Au gré des désastres écologiques et des crises sanitaires, la jeune génération se créait des totems. Le genre se dissolvait dans une quête identitaire d’un niveau proche du spirituel. Ce n’était pas l’espèce humaine qui se métamorphosait, c’était sa représentation, son expression. Nous sommes devenud de moins en moins nombreused à conserver l’équation sexe et genre, à moduler nos attirances selon unaone éventail restreinted. Je ne sais même pas pourquoi je me sens si découragée devant le mouvement du monde. Ça doit être ça, vieillir. Un SMS d’Oulia me conseille (gentiment, je dois dire), de faire unaone cure detox et alignement des énergies dans lao nature. Iel m’écrit que ça me “ferait du bien d’arrêter de chercher à tout contrôler, qu’on est unaone certained nombre à avoir unaone mère tatoued qui écoute encore Indochine, que touted lao monde n’a pas lao chance d’avoir unaone banaled partenaire non binaire motarded qui sait produire des légumes et qui aime bien les fautes d’accords aud néoneutre. Kiss (boomer)”. Je lui écris dans la nuit : “Jae suis avec maed amyes dans unao appartementao et on a touxtes bu unao boisson chamanique. Jae suis là avec ielleux mais jae suis dans lao neige, seuled dans lao forêt polaired”. Les étoiles dansent dans les voiles multicolores des êtres sans fin ni commencement. Jae ne suis qu’unao illusion aud cœur d’unao illusion qui n’a jamais existé que par ses propres projections. Je suis épicène. Je m’allonge dans lao neige pour contempler l’ange multicolore qui éclate dans lao nuit boréaled. Iel m’écrit… 

“Réveille-toi. Hey… Tu m’entends ?” Grognement sourd qui provient peut-être de ma gorge. “Tu veux de l’eau ? Cligne des yeux si tu m’entends.” Clignement d’yeux. Pourquoi on me parle comme à une enfant de huit ans ? “Qu’est-ce que tu nous as fait ? C’est toi qui as pris plein de drogues et tu te tapes un black-out en descente d’ayahuasca. Ou alors c’était une remontée… C’est bizarre.” Marmonnement pâteux. C’est blanc dans ma tête. “Tu es trempée de sueur. Attends, je vais te mettre une couverture. Reviens dans mes bras.” Ça fait un bruit de décompression dans mes oreilles. Je replop comme un personnage de jeu vidéo. Je reviens à la vie, pour les non-initiés. “Tu peux parler, tu crois ? Tu rêvais, pendant ton black-out ? Comment tu te sens ?” Longue inspiration. Expiration. C’est bon. Je peux décliner mon identité, épeler mon prénom, donner mes mots de passe, serrer ce corps chaud contre moi. 

“— Tu t’es mangé un putain de bad. C’était impressionnant. 

— Je… je crois que j’ai vu le monde de demain. Quelque chose de tellement beau… 

— Tu es sûre que ça va ? Tu arrives à respirer ? 

— Oui. Il n’y avait plus… de genre du tout, on fusionnait et on créait un non-genre. On revenait à l’expression du sacré des civilisations antiques et on vivait en paix avec des champignons et des crocodiles et des ballerines et des jumeaux. 

— Tu planes encore ou tu sais où tu es ? 

— Je sais que je suis dans un triste monde qui n’a pas encore déconstruit le patriarcat. 

— Sinon, c’est qui, Oulia ?”