M. Tu viens de mentionner le sujet de l’écosystème d’une marque. À quoi s’apparente le tien ?
N. Il est à l’échelle de Lecourt Mansion : il se développe lentement mais sûrement, ce qui d’ailleurs me permet de le penser de façon sustainable. Par exemple, je fais un vrai travail de sourcing et de récupération pour les matières. Et vu que j’ai cette obsession pour la technique et que je sais que les matières ne vont pas réagir de la même manière, j’en viens à prendre en compte l’impact écologique de chaque étape. J’ai cette image en tête d’un arbre qui aspirerait le dioxyde de carbone et expirerait de l’oxygène. Oui… Je le vois comme ça, mon écosystème. Comme quelque chose qui aspire le négatif et expire du positif.
M. Tu as dit commencer à travailler sur une ligne de prêt-à-porter. Cela sous-entend davantage de pièces et une plus grande production. Est-ce que ça ne vient pas mettre à mal cet écosystème dont tu viens de nous parler ?
N. Le but de mon prêt-à-porter, c’est qu’il soit justement sustainable. Cela se concrétise notamment par le fait de réaliser des pièces en édition limitée, avec des ressources de matières limitées. En gros, dès que je commence, je sais exactement quelle quantité de pièces je vais pouvoir réaliser avec le tissu que j’ai. Et, au vu de l’industrie actuelle, j’aurai suffisamment de matière existante à disponibilité pendant un moment. Je suis vraiment dans l’idée de réutiliser et de recréer des choses qui ont été produites à grande échelle. Pourquoi ne pas le faire, par exemple, à partir de tissus de mobilier ? Quand on regarde un cuir de canapé, il peut très facilement devenir bustier. En fait, j’ai toujours créé de cette façon, en utilisant les trucs que je voyais autour de moi. Avant même de me lancer dans la mode, je faisais de la customisation. Si tu poses la question à ma mère, elle te dira sans doute que mon premier vêtement était un bout de rideau dans lequel, enfant, j’avais découpé des trous et que j’avais ensuite demandé à ma petite sœur d’enfiler. J’ai toujours eu cette passion pour la transformation. C’est d’ailleurs ce que j’avais fait quand j’avais confectionné ma toute première collection à l’école, avec des bouts de tissus anciens récupérés, entre autres, de mes arrières grands-parents et que j’avais amassés pendant des années.
M. Ces questions liées à l’éthique (upcycling, consommation…) ont encore pris de l’ampleur avec la pandémie de Covid-19 qui a beaucoup remis en cause le fonctionnement global de l’industrie de la mode (nombre de collections, surproduction, deadstock…). D’un autre côté, cette dernière a aussi durement impacté les jeunes labels indépendants comme le tien. Comment as-tu vécu ces récents événements ?
N. 2020 est l’année qui a suivi mon obtention du prix de l’Andam. Du coup, j’avais entrepris beaucoup d’investissements avec mes deux présentations précédentes. Mais, à cause de la crise sanitaire, beaucoup de mes commandes ont été annulées. Je ne suis pas aigrie pour autant car j’ai aujourd’hui la chance de pouvoir continuer à faire ce que j’aime. Il faut savoir en tirer le positif : quelque part, cette période étrange m’a permis d’approfondir ma réflexion, de savoir un peu plus ce que je voulais faire et là où je voulais vraiment aller. Une chose est sûre : il faut continuer à travailler et à faire vivre cette industrie, mais de manière correcte. J’ai espoir qu’on aille toutes et tous dans ce sens, car je vois qu’autour de moi, dans ce microcosme qu’est la mode et qui finalement influence aussi une bonne partie du monde extérieur, de plus en plus de personnes se remettent en question et changent la donne. Regarde Jean Paul Gaultier. Il est l’un des premiers, bien avant la crise, à avoir réduit son nombre de collections et à être sorti du calendrier officiel de la fashion week en assénant cette fameuse phrase : “Trop de vêtements tue le vêtement”. Pour avoir grandi dans les années 1990 et 2000, marquées par l’opulence de la mode et du luxe, ça m’a particulièrement marquée et influencée. Il a tout simplement refusé d’accepter le rythme qu’on lui a imposé et a préféré faire de la mode à sa manière. Il a eu totalement raison. Trop produire tue la créativité. En tant que créateur.trice, il est primordial de trouver un rythme qui soit bon pour soi. C’est ce que je compte faire pour moi et, qui sait, peut-être que ça inspirera d’autres gens à suivre leur propre route. Le milieu de la mode a tendance à vouloir tout standardiser, c’est à ça, je crois, qu’il faut faire attention. Car appliquer des standards à la création, c’est au final les imposer aussi aux gens et aux manières de faire. La solution serait de créer ses propres standards dans son propre écosystème et faire en sorte qu’ils se répondent entre eux.
M. En 2020, la mode a aussi particulièrement été ébranlée, après la mort de George Floyd, par les combats antiracistes et les mouvements Black Lives Matter qui ont dénoncé le racisme systémique de l’industrie. Tu avais d’ailleurs appelé à manifester avec le collectif La Vérité pour Adama, en juin 2020, devant le Tribunal de Grande Instance de Paris. Pourquoi, selon toi, la mode a-t-elle encore du mal à clairement remettre en cause et déconstruire les discriminations qu’elle entretient ?
N. Parce que ces problématiques rejoignent la question de la standardisation que je viens d’évoquer. En matière de représentation, les standards de la mode sont ce qu’ils sont depuis bien trop longtemps : c’est-à-dire être blanc.he, être maigre… À partir du moment où on cherche à imposer ce modèle et à vouloir atteindre une sorte d’idéal, on perd le principe même de diversité et on finit par créer et nourrir tout un système de dominations et de discriminations. S’il y a peut-être une bonne chose à retenir de 2020 sur ces questions, c’est que les discussions se sont vraiment ouvertes. D’une part, l’invisibilisation des personnes racisées a diminué et, d’autre part, je crois qu’on a aussi arrêté de se voiler la face en reconnaissant que, malgré tout ce qu’on veut bien nous faire croire, la mode n’est pas un joli monde où règne la diversité.
M. Qu’est-ce qu’on pourrait faire pour changer ça ?
N. Ce qu’il faudrait déjà ne plus faire, c’est entretenir ce principe de “call out” et de “cancel culture” stérile. Il ne faut pas entrer dans un schéma binaire et se dire : “nous on est les gentil.le.s et eux, ce sont les méchant.e.s”, en pensant justement que ça fera de nous de bonnes personnes si on dénonce les erreurs et les comportements problématiques de certain.e.s. Dénoncer quelqu’un sans aller plus loin dans le débat et l’éducation, ça ne fait pas de toi une personne géniale, mais simplement une qui constate. Il faut intégrer le fait que quiconque a mal agi peut être aussi victime de discrimination ou alors a pu agir sans prendre conscience de son pouvoir ou de son privilège. Si on veut que ce soit vertueux, il est primordial de conscientiser les personnes concernées qui ont fait une erreur. Moi aussi, par le passé, j’ai pu être virulente et catégorique, car ayant subi tout un tas de discriminations, ça me rendait malade de voir d’autres personnes rabaissées de la même façon. Ça m’était insupportable, par exemple, de voir quelqu’un agir de manière légère sans se poser de questions, surtout s’il s’agissait d’un homme blanc cisgenre hétérosexuel. Maintenant, je sais qu’avant de tout rejeter en bloc, il faut faire l’effort de conscientiser, même si on fait encore face à beaucoup de stigmas et de stéréotypes. La plupart des femmes noires qui vont dénoncer le racisme vont être taxées du syndrome de la “angry black woman”. Quant à moi, si je dis quelque chose de façon vindicative, je vais sûrement passer pour la folle trans qui ouvre sa gueule. Après tout, si on compte le nombre de fois où j’ai été agressée en 2020 avec les privilèges qui sont les miens, tu te dis qu’il y a beaucoup de merde à gérer dans ce monde. Malgré ça, j’essaie d’avoir une approche pacifique, claire, nette et précise, même si parfois j’ai encore peur de réagir de façon violente. Il faut des armes pacifiques et culturelles. La mode et les vêtements peuvent devenir l’un des meilleurs outils de savoir et de transmission. Cela dit, je n’ai pas non plus envie d’être trop corrosive ou de passer pour la meuf qui étale sa culture sur le sujet et qui, à côté, fait des robes à paillettes ! Ce que je sais, c’est que j’en apprends de plus en plus tous les jours, que je déconstruis au maximum. Je suis davantage consciente de ma réalité et de celle des autres. Car, bien évidemment, ma réalité n’est pas la tienne, pas plus que celle de mon plan cul d’hier !
M. Ce type de discours et tes prises positions t’ont rapidement cataloguée jeune créatrice militante dans les médias et l’univers de la mode ; d’abord de par ton envie de déconstruire les normes de genres à travers tes vêtements, mais aussi de par ta transidentité. Quel regard portes-tu sur ce statut ? Te considères-tu clairement comme militante ?
N. Je suis une femme trans. C’est une réalité. Quand je crée, c’est forcément autour de ce que je connais. L’extérieur m’influence, et le fait de subir des discriminations de manière permanente et quotidienne va forcément influer sur mon travail. Comme je te l’ai dit, on est dans une ère où la notion sociopolitique du vêtement est très mise en avant. Du coup, ma démarche créative peut sembler politique en tant que telle. En revanche, même si mon corps l’est, et que par extension ma vie l’est aussi, je ne suis pas une femme politique. Je suis d’abord une créatrice qui aime parler du vêtement parce que c’est son métier. Je suis une citoyenne engagée, mais je ne veux pas que la question du militantisme vienne desservir ce que j’ai vraiment à dire avec ma mode. C’est-à-dire garder en tête l’idée d’un écosystème sustainable, être inclusive et me rendre abordable le plus possible dans le respect de toutes mes croyances sociopolitiques. Ce dont j’ai avant tout envie, c’est d’habiller les gens. Et de le faire du mieux possible.