Dans son premier EP qui sort ce vendredi 23 octobre, le jeune artiste multifacettes belge ÂA chante avec poésie sa singularité et dessine avec ambition l’utopie d’une masculinité afro-européenne décomplexée. ÂA si tu n’existais pas…

Né en Belgique, ÂA est parti vivre au Congo avec sa mère dès sa naissance, avant de revenir à Liège à l’âge de 13 ans. Après des études d’art graphique, ce grand garçon aux tenues et aux coupes bigarrées s’est fait connaître l’année dernière avec la chanson “Marée basse” et en écumant les scènes et les plateaux belges. Il sort le 23 octobre, un premier EP, Âanimé, aux chansons oscillant entre le timbre d’un Eddy de Pretto et l’ambition d’une pop globale à la Frank Ocean. Un chanteur qui l’a bouleversé quand il l’a découvert, et qui est venu enrichir des goûts éclectiques entre Prince, la rumba congolaise de Koffi Olomidé ou de Mbilia Bel, le rap des Nèg Marrons, S.Pri Noir et 2Pac, le R’n’b de Matt Houston, la pop de Dua Lipa, Rosalia ou Tame Impala et la Libanaise Nancy Ajram, mais aussi Barbara et Véronique Sanson. Avec une sensibilité intense, il évoque sa génération et ses amours modernes, son époque et ses questionnements, l’égarement de la nuit, la “Solitude” (qu’il chante avec Yseult), mais aussi sa différence, confessant dans “Le Fou du village” : “Je suis beaucoup trop chelou pour être beau, je suis une beauté Picasso”. Une manière aussi d’évoquer son goût pictural et son amour pour le dessin, lui qui a créé le graphisme de son nom d’artiste, ses pochettes, ses tatouages, et anime ses clips. ÂA, pour âme d’artiste, qu’il livre sans fard sur YouTube dans ses “Journâal intimes”. Une belle âme, complexe, qui cultive entre les terreaux africains et européens une virilité déconstruite et un néoromantisme polychrome.

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MIXTE. Tu as grandi à Kinshasa. Que te reste-t-il de l’Afrique ? 

ÂA. J’y suis arrivé à quelques mois, j’y ai fait mes premiers pas, écrit mes premières chansons, découvert que j’aimais l’art, que j’étais un garçon pas comme les autres. Quand, à 13 ans, je suis arrivé à Liège, j’ai été confronté à un autre mode de vie. Ça a renforcé mon attirance pour les choses créatives.

M. Pourquoi te sentais-tu un garçon pas comme les autres ? 

ÂA. J’ai dû me battre face à beaucoup de choses : ne pas répondre à ce qu’on attendait de moi en tant que garçon, en tant qu’homme noir issu d’une famille très religieuse. J’ai dû remettre en question certains dogmes de l’Église, la place faite aux femmes et aux hommes. Quand on est arrivés en Belgique, je devenais ado, j’étais en pleine tentation de rébellion. J’ai eu des interrogations un peu plus profondes sur mon parcours personnel et sur plein de sujets : la religion, l’existence d’un dieu omnipotent dont il n’était pas permis de douter ; sur ce qu’on me disait de l’homme aussi : qui ne pleure pas, ne joue pas avec tels jouets, ne rêve pas, alors que j’aurais juste dû être un enfant. Et enfin, ma place en tant que Noir. En arrivant en Belgique, j’avais un fort accent congolais, j’ai eu l’impression qu’il fallait que je le perde et que j’apprenne la culture du pays d’accueil.

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M. Tu penses que ton parcours t’a forcé à devenir adulte trop vite ? 

ÂA. J’ai l’impression que je n’ai jamais vraiment eu l’esprit de mon âge. Mais j’en avais les souffrances, de manière différente. Enfant, j’avais beaucoup plus de compassion envers ma mère. J’observais mes oncles. Des choses échappaient aux personnes de mon entourage.

M. Tu parles de ta mère mais pas de ton père, que tu évoques dans ta chanson “C’est pour quand ?”, en disant : “Laissez-moi parler à mon père”…

ÂA. Cette question a toujours été très compliquée dans ma vie, car mon père biologique est mort un mois après ma naissance. Mon beau-père a vécu avec ma mère deux ans après son décès. C’est un Libanais blanc et ma mère est métissée, ce qui impliquait des questions sur la peau.

M. Le métissage, justement, semble être un thème important pour toi.

ÂA. Le métissage au Congo est lié à un pan de l’histoire coloniale assez mystérieux. Un tas de métis.ses né.e.s de la colonisation avant l’indépendance (en 1960, ndlr) ont été arrachés à leur mère par l’État belge avec le concours de l’Église pour être placés dans des couvents ou cachés dans des églises. Il y a toujours eu une sorte de non-dit. On connaissait notre histoire à partir de nos grands-parents, mais pas avant. Pour les métis.ses d’aujourd’hui, il y a un vrai travail de recherche d’identité à mener. Nous sommes les enfants d’une décolonisation qui s’est faite de manière assez brutale. Quand je suis arrivé en Belgique, mes oncles me disaient : “N’oublie pas que tu es noir”, alors que moi en tant qu’ado je me construisais une identité d’Afro-européen. Je ne suis noir que dans les yeux des autres. Quand on parle de métis.ses aujourd’hui, on parle de Noir.es, mais on me refuse l’autre identité blanche. Or je suis ces deux-là, au-delà de ma couleur de peau, je suis le fruit de deux cultures.

M. Tu abordes tous ces thèmes lourds de sens avec beaucoup de poésie…

ÂA. J’ai l’habitude de dire que je suis constamment entre mes rêves et ma réalité. L’histoire est là, j’ai le choix : soit je la subis, soit je décide de faire de tout ça quelque chose de beau. J’ai parfois eu honte de parler de ma vie, de mon histoire. Mais j’en ai besoin, ça vient automatiquement. C’est grâce à elle que je suis devenu l’artiste que je suis. J’ai envie que ma famille comprenne ma créativité. C’est un peu plus simple aujourd’hui parce que j’ai signé avec une grosse maison de disques et que je passe à la télé. Mais ma mère disait qu’elle n’avait pas quitté l’Afrique pour que je devienne artiste. J’ai bien essayé d’étudier l’archi pendant un an pour lui faire plaisir, mais ça n’a pas marché.

Pour moi, penser qu’un homme est forcément viril, dur, insensible, est tout simplement absurde. Je remarque facilement la sensibilité chez les hommes, et ça me fait de la peine quand j’en vois s’interdire de s’exprimer.

M. Quelles sont tes influences ? 

ÂA. Quand j’étais petit, je voulais d’abord être peintre, comme Paul Delvaux, René Magritte, Frida Kahlo, Salvador Dali, tous ces gens qui pensaient différemment.

Je cherchais leurs biopics, je voulais comprendre pourquoi ils créaient de cette façon… Le surréalisme m’attirait et je ne comprenais pas pourquoi. Quelque part, ça me faisait peur car beaucoup de jeunes issus comme moi de la culture dite “urbaine” avaient d’autres références et codes. Pourtant ce surréalisme, on peut le trouver partout : même dans les masques sud-africains, par exemple. Malheureusement, ce sont des aspects qui ne sont pas abordés au sein des familles africaines modernes. C’est dommage.

M. Si tu avais un combat à mener en particulier, ce serait lequel ?

ÂA. Déjà, ce serait un combat personnel : me donner davantage le choix. M’autoriser à faire encore plus de choses, et pas forcément ce qu’on attend de moi. L’autre combat, ce serait de concrétiser une utopie dans laquelle on observe une véritable convergence des luttes. LGBT, ouvriers, blancs, noirs… En fait, ce concept n’est pas si utopique que ça dans la mesure où certains incarnent malgré eux cette convergence. Une seule et même personne peut être à la fois LGBT, ouvrière et noire.

M. C’est ce qu’on appelle les identités multiples, l’intersectionnalité…

ÂA. Absolument. Et c’est pour ça qu’il faut se connaître soi-même, essayer de savoir pourquoi on se bat et pourquoi les autres sont en train de souffrir, tenter de comprendre un maximum de gens. Les luttes aussi sont multiples. Quand on se bat pour l’égalité ou la liberté, on lutte aussi pour des choses beaucoup plus concrètes : pouvoir manger, se loger, s’habiller.

M.  Justement, tes tenues osées intéressent les gens et tu parles souvent des habits comme des armures destinées à donner de la force. Quelles marques de vêtements apprécies-tu ?

ÂA. J’aime bien Botter Paris, la philosophie autour de la marque, le côté responsable, la revendication de l’identité d’un homme sensible. J’apprécie aussi la créatrice chinoise Feng Chen Wang, l’inventivité autour de cette femme. Elle travaille beaucoup avec de la récup’.

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M. Quel est ton rapport à la virilité et à la féminité ?

ÂA. Pour moi, penser qu’un homme est forcément viril, dur, insensible, est tout simplement absurde. J’ai grandi entouré de femmes, mais aussi de personnalités masculines très fortes. Je remarque facilement la sensibilité chez les hommes, et ça me fait de la peine quand j’en vois s’interdire de s’exprimer. Parce qu’au final, quand tu rentres chez toi, tu es seul. J’ai mis du temps à me rendre compte que je devais assumer ça.

M. C’est important pour toi, la solitude ?

ÂA. C’est à double tranchant. J’en ai besoin, parce que je me fais vite chier en société et je sens assez rapidement que je dois absolument me retrouver ! Mais ça peut être compliqué parfois dans le regard des autres. La solitude me suit depuis ma naissance, dans les yeux de ma mère, dans son histoire, dans ses combats de femme. C’est mélancolique, ça peut paraître triste, mais je fais avec. C’est la vie.

M. Tu es fataliste ?

ÂA. Je ne sais pas. Parfois je me lève, je suis amoureux de tout ; et puis quand je me couche, je me dis que c’est fucked up. Autrefois, je voulais changer le monde, ma génération. Plus j’avance, plus je me rends compte que certains ne veulent ou ne peuvent pas changer. J’essaie de ne plus me concentrer sur eux, ils se rendront peut-être compte qu’ils se trompent. Je crois toujours en la beauté et l’être humain, mais je ne me bats plus pour ceux qui ne veulent pas faire d’efforts.

M. Ton goût pour le surréalisme et pour l’afro-futurisme, c’est aussi l’espoir d’un ailleurs, d’un autrement ?

ÂA. Aujourd’hui, je ne sais pas si c’est par rapport au milieu dans lequel j’ai grandi, quoique très intelligent, mais j’ai l’impression qu’en tant qu’artiste issu d’une culture urbaine, même si je n’aime pas ce mot, on nous empêche d’aller au-delà de tout ça, comme on peut empêcher des artistes pop de se diriger vers quelque chose de plus profond. J’ai la possibilité de parler aussi de ça, qu’on ne dise pas c’est un peu trop perché, trop chelou. J’aime la liberté totale, la personnalité plurielle, me dire que je serai là où l’on ne m’attend pas. Beaucoup d’artistes se disent : “On va faire comme les autres, histoire d’être entendus”, alors que non justement ! Si les gens viennent vers toi, c’est pour ce que tu es et que tu vas apporter. Mais il faut y aller petit à petit. Même si j’aimerais être un peu plus radical, je sais que c’est réservé aux artistes plus installés.

M. Jusqu’où vont tes ambitions ?

ÂA. Je ne m’empêche pas de rêver. J’ai l’intention d’explorer le monde, de partir de Liège. Pendant longtemps je me disais que je devais rester ici parce que tous les gens que j’aime s’y trouvent et que j’adore ma ville. Quand une amie me disait que c’était de la peur, je ne voulais pas la croire. Et puis, j’ai revu The Truman Show, ce fameux passage quand Jim Carey fait une crise d’angoisse au moment de prendre le bateau pour quitter sa ville. Je n’en suis pas là, mais je prends mon temps. Dès que j’ai commencé à écrire et dessiner, c’était de toute façon pour changer le monde, le mien, la manière de penser des gens que j’aime, la vision des autres. J’ai envie d’être un grand artiste, de chanter mes chansons partout, de monter sur des grandes scènes et de proposer une vraie expérience aux gens, qui mélange tout – le conteur africain, la drag-queen, le rappeur –, balancer ça à la face du monde et lui dire qu’en fait c’est possible. Qu’il n’y a pas que les femmes ou les Américains qui peuvent se permettre l’excentricité !

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