• Vacance, huile sur toile, 180 x 180 cm

Peintre figuratif de la scène contemporaine française, Thomas Lévy-Lasne pose à travers ses œuvres un regard critique, engagé et sublimé sur la réalité banale de notre quotidien. Mais aussi sur la fragilité économique et écologique du monde occidental, nous interrogeant sur sa possible fin et la façon de le réinventer.

C’est un art du banal sublimé, employant les outils de la peinture classique pour représenter un monde actuel fait de paysages urbains, de scènes de la vie citadine, de fêtes d’appartement, qui a fait connaître Thomas Lévy-Lasne au début des années 2010. Cette prise sur le quotidien, qu’il a élargie au-delà de la peinture en collaborant avec des écrivains (Aurélien Bellanger) et des cinéastes (Justine Triet), a aussi fait de lui l’une des signatures incontournables du retour en grâce d’une peinture longtemps décriée dans l’art contemporain. Mais elle a fini par muter. Pensionnaire à la Villa Médicis en 2018-2019, l’artiste s’est alors senti frappé comme d’une révélation écologiste, qui a mis l’anthropocène et le réchauffement climatique au centre de ses préoccupations. Sur son compte Instagram (@thomaslevylasne), où il partage quotidiennement des détails de tableaux aimés, se sont invités des graphiques alarmants, des rapports du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), des extraits de conférences ; et son travail, lui aussi, s’en est trouvé bouleversé. L’Asphyxie, sa première expo personnelle depuis cette bascule, fait état d’une transition vers un art qui vit et pense l’effondrement, en explore les manifestations sensibles. Travailleur effréné et avide lecteur, le peintre, qui a souffert pendant le confinement d’une forme grave de Covid-19, nous a ouvert la porte de son atelier. Il nous parle de ce qui l’angoisse, de ce qu’il fait pour y remédier ou simplement vivre avec, et de la façon dont l’art et la peinture peuvent nous aider à habiter un monde condamné – voire essayer de le sauver.

MIXTE. Peux-tu décrire ton expérience du confinement et de la maladie ?

THOMAS LÉVY-LASNE. Saint-Ouen, où j’habite, a été très touchée par le coronavirus. Je l’ai chopé au début de l’épidémie, étant dans un état de grande fatigue après avoir dû terminer en urgence un fusain de trois mètres sur quatre. Et alors que j’étais de ces artistes prétentieux qui disaient : “C’est super, je vais pouvoir travailler, le confinement c’est déjà exactement ma vie de tous les jours” (ce qui est vrai, du reste), j’ai contracté une forme sévère. Ça a été une expérience de faiblesse comme je n’en avais jamais vécu. Pour moi, ce furent deux mois ratés, complètement. Le seul truc qui m’a amusé, ce sont les mèmes comiques autour du coronavirus.

M. La crise a réveillé des questions sur l’empreinte écologique du monde de l’art, sa mondialisation, sa dépendance au modèle des foires. Le marché doit-il se relocaliser, se digitaliser, pour diminuer son empreinte ?

T. L.-L. C’est certes polluant, mais il ne faut pas se tromper de priorité – le milieu du cinéma a beaucoup plus de questions à se poser, sans parler de la mode, de l’agriculture… Je ne suis pas attaché aux foires : ce sont des endroits assez vulgaires finalement, qui encouragent les artistes à s’auto-parodier pour exister au milieu du nombre sur leur petit pan de mur blanc. Elles sont en plus très coûteuses, donc trop réservées à certaines galeries, quitte à éteindre la richesse des petites et des moyennes. Ce qui m’intéresse, c’est la galerie, l’expo personnelle, sur un temps un peu long. Tout montrer en reproduction numérique, bof… Je suis attaché à l’expérience physique, au côté sculptural de la peinture. Je devais faire le salon Drawing Now en mars, c’était la première fois que je réalisais une expo sur mesure pour un stand. Il a été annulé, les œuvres ont été vendues sans avoir été exposées. Je suis content de m’en être sorti économiquement parlant, mais c’est quand même un peu triste.

Fête 82 et fête 74 (en bas), aquarelles sur papier, 15 x 20 cm

M. Tu as souffert à tes débuts d’un certain dénigrement de la peinture, qui plus est figurative, jugée ringarde par un milieu acquis à d’autres médiums. Dirais-tu que cela a changé depuis ?

T. L.-L. Quand je suis entré aux Beaux-Arts de Paris en 2000, il fallait faire de la vidéo d’art ou de la photo. Aujourd’hui, la peinture s’impose comme une évidence par le nombre de propositions. Bien qu’il y ait beaucoup d’artistes, on manque d’appareillage autour : peu de critiques, peu d’institutions. Les peintres sont privés de leur public. Il n’y a pas tant d’expos de peinture que ça au Palais de Tokyo. Les galeries font leur travail. J’ai donné, à l’époque de la Villa Médicis, une conférence speed dating intitulée “Vitalité de la peinture contemporaine”, où je présentais 125 artistes, rien qu’en France ! Je suis assez jaloux de l’organisation de la photographie dans notre pays. Il y a Paris Photo, le festival d’Arles, Circulation(s), le BAL, le Jeu de Paume, la MEP… J’aimerais bien qu’il y ait une telle offre pour la peinture. Et je pense que cette situation est particulièrement représentative de ce qu’est la France, un pays de littéraires… La peinture italienne a une identité forte, la peinture flamande également, la peinture allemande est un peu bad painting, et le propre de la peinture française depuis toujours et peut-être encore maintenant, c’est d’être modérée entre tout ça. Donc on est un peu sages… Mais la pondération a une valeur à mes yeux.

M. Comment ta prise d’intérêt pour l’écologie a-t-elle atteint ta pratique artistique ?

T. L.-L. Je m’intéresse à ces questions depuis très longtemps. Je faisais des compils de documentaires flippants quand j’avais 20 ans. Mon père produisait une émission scientifique sur Arte qui parlait beaucoup de réchauffement climatique (Archimède). J’ai toujours vécu là-dedans, mais sans y croire – de façon culturelle, d’une certaine manière : je m’y connaissais, j’en parlais beaucoup, mais je n’avais pas le sentiment d’urgence, de nécessité de changement. Or quand j’ai été accepté à la Villa Médicis, pour la première fois depuis longtemps je pouvais souffler, prendre le temps, sans produire effrénément pour gagner ma vie. Donc j’ai pu lire, pour voir ce qui se produisait comme pensée autour de ça. Ça allait de Bruno Latour à Pablo Servigne, en passant par Pierre Charbonnier, Jean-Pierre Dupuy, Jean-Marc Jancovici, même Fred Vargas ou Cyril Dion… J’y suis allé sans idéologie, en bourrin : on lit tout, on s’intoxique et on fait le tri après. Et d’un coup, j’y ai cru. Et c’est vraiment embêtant parce que, d’un coup, quand on y croit…

Les Filles du Calvaire, devant son œuvre Le Bosco, 2020, fusain sur toile 300 x 400

M. … On ne peut plus penser à autre chose, c’est ce que tu veux dire ?

T. L.-L. Si, on peut, mais on est un peu gâché. On est abîmé. Donc tout à coup, je me dis : est-ce que je prends en compte les rapports du GIEC et je fais de la politique pendant dix ans – parce qu’il ne reste que dix ans pour baisser les émissions de CO2 – ou est-ce que je peins ? Et en fait, je ne pourrais pas être homme politique, parce que je serais tout de suite dictatorial. Donc mieux vaut que j’en témoigne dans mon travail. Et ça se fait tout seul, parce que mon regard n’est plus le même. J’ai changé de lunettes, et les nouvelles me font voir le mal partout. J’utilise souvent l’exemple de Marilyn Monroe dans Sept ans de réflexion, dont la robe se soulève au-dessus de la bouche d’égout : d’abord, on la voyait comme une superstar glamour ; ensuite, on l’a vue comme une femme-objet, victime du patriarcat. Moi, maintenant, je vois le bain de particules fines qui déferle de la bouche d’égout. L’effet de réel, ça m’a beaucoup influencé, à travers le philosophe Clément Rosset qui n’a pas travaillé sur l’écologie mais sur la finitude tragique du monde. Une immense partie des problèmes humains me semble venir de ça : le fait qu’on ne veut pas voir qu’il n’y a pas d’ailleurs, pas d’alternative, que le monde ce n’est que ça. Il existe des alternatives politiques, mais pas physiques. On est coincés dans l’aquarium.

M. À propos d’aquarium, peux-tu nous parler du Biodôme, un lieu dont tu as tiré plusieurs œuvres exposées à la galerie Les Filles du Calvaire ?

T. L.-L. Le Biodôme est un ancien vélodrome des Jeux olympiques de Montréal, que les Montréalais ont repris en 1992 et dans lequel ils ont reconstitué des biotopes. Ils en ont fait un musée vivant avec une jungle tropicale, et là je suis en train de finir le bord de mer. Évidemment, c’est d’un glauque sans fin parce qu’il fait - 30 °C dehors, donc on dépense une énergie tarée pour refaire une jungle sous la neige, et on voit qu’elle est un peu fake : il y a une petite rambarde, un triangle jaune indiquant que le sol est glissant. On a des touristes qui s’y font expliquer un arbre, parce qu’on ne sait pas habiter le monde, on n’a pas les mains dedans, on n’a pas de rapport à la matière.

Portrait Justino Esteves

M. Et en même temps, quand tu le peins, il ne se dégage pas tant d’inquiétude – au contraire, il y a même une espèce de sérénité.

T. L.-L. Je ne fais pas de l’art pour illustrer un message moral, je ne suis pas JR. Je cherche quelque chose de sensible. J’aime peindre avec beaucoup de soin, de technique, d’amour, de temps, des choses terriblement tristes. J’ai représenté Tchernobyl, j’ai peint Auschwitz, en les remettant dans un contexte purement matérialiste où la beauté du monde des apparences reste présente ; à Auschwitz, il peut y avoir une lumière dorée et un saule pleureur majestueux. Je viens de finir un tableau de Prypiat, près de Tchernobyl. Et cette cité désormais fantôme, en fait, c’est très doux. C’est d’un calme incroyable, une ville de 40 000 âmes sans personne. Il y a une radiation qu’on ne voit pas, mais c’est très doux. J’y suis allé en novembre 2019 – c’était un peu le gag, je voulais voir le mal invisible. J’aurais pu juste rester à Paris et attendre quelques mois… pour une fois, j’étais un petit peu à l’avant-garde.

M. Dans les premières peintures que j’ai vues de toi, par exemple ta série sur la fête, il y avait une présence discrète mais permanente de la consommation : des emballages, des bouteilles de bière, d’huile d’olive. Est-ce que tu peignais déjà ça à l’époque, avec en tête l’idée de l’effondrement de ce monde de produits ?

T. L.-L. En fait, le plaisir qu’il y a à la dépense, à la pollution, à la consommation, à l’obscénité de notre monde, ça existe aussi. Je suis obèse, je ne le nie pas… Il faut essayer de le penser, de le reconstruire, mais le regarder de loin, le moraliser, ça ne me paraît pas la bonne solution. Oui, bien sûr, j’y pensais. Il y avait beaucoup de paquets de cigarettes avec des inscriptions du style “Fumer tue”. Je peignais la fête, le carnaval, en me disant que ça avait toujours été, dans l’histoire de l’humanité, la dépense du surplus. Et ce qui m’amusait beaucoup, c’est que la seule tradition qu’on vivait alors en tant que jeunes, c’était la fête ; sauf qu’on faisait la dépense du surplus tous les jours. L’anthropologie nous dit qu’on mangeait le surplus quand tout allait bien, au bout d’un an. Et c’était vraiment la fête, parce que c’était le fruit de notre travail. Pour nous, c’était différent, il n’y avait plus de conscience de la finitude, c’était la fête de la dépense dans une société de surplus systémique, le gouffre de la limite physique planétaire en hors-champ.

“J’aime peindre avec beaucoup de soin, de technique, d’amour, des choses terriblement tristes, en les remettant dans un contexte purement matérialiste où la beauté du monde des apparences reste présente.”

M. De ces sujets euphoriques se dégageait finalement plus d’inquiétude que dans ton travail aujourd’hui.

T. L.-L. Ça, c’est peut-être une question d’humains, c’était plus vivant.

Quand je peignais la fête, même si on voyait peu les visages parce que je m’intéressais surtout aux matières, c’était quand même un rituel entre humains. Là ce qui m’intéresse, même si ça peut sembler prétentieux, c’est d’essayer de rendre le point de vue du monde en général, d’être plus froid avec les humains. Les regarder comme des poissons rouges dans un aquarium, avec un regard, un traitement pictural, qui leur donne autant de personnalité qu’un arbre. Il y a quelque chose de “désanthropocisé” qui m’intéresse beaucoup.

M. Quel est ton rapport individuel à la nature ?

T. L.-L. Je suis parisien, j’ai grandi dans le Marais, mais j’ai aussi vécu trois ans en Picardie où je faisais mon potager, presque en survivalisme, même si c’était essentiellement pour des raisons de pauvreté. La courgette, je la connais, je sais comment elle pousse. Malgré cela, ou grâce à cela, je ne crois pas à la nature. Je pense que ça n’existe pas. Je crois au réel. Tout est inclus de la même manière. Je ne crois pas au grand ordre naturel, c’est une invention du XVIIIe siècle pour remplacer Dieu. Quand Nicolas Hulot dit que le coronavirus est “un ultimatum de la nature”, là c’est fini pour moi. On ne peut pas se réunir autour d’un discours aussi peu rationnel. Le réchauffement climatique – le plus urgent des soucis, selon le GIEC – reste à mon sens un problème pratique ; il s’agit trop bêtement de baisser drastiquement la production de gaz à effet de serre. Il n’y a pas de grand ordre, pas d’ordre tout court. Il suffit de lire un peu Darwin pour s’en rendre compte : c’est le chaos.

M. Tu utilises alternativement l’huile, l’aquarelle et le fusain. En fonction de quoi ton choix se porte-t-il sur une technique plutôt qu’une autre ?

T. L.-L. J’ai dessiné le Bosco de la Villa Médicis au fusain. C’est une forêt magnifique. L’année où j’étais pensionnaire, quinze arbres sont tombés à cause d’une tempête, des vents inhabituels. Les arbres étaient vieux, mais ils étaient les plus beaux de la Villa, des pins parasol de 250 ans qui mettront aussi longtemps à repousser. Une blessure à jamais dans le paysage… Ce qui m’intéressait, c’était de dessiner au fusain, au bois brûlé, une forêt qui allait disparaître. L’aquarelle, c’est souvent pour représenter des gens qui bougent, ça convient pour tout ce qui est action. Et la peinture à l’huile est un médium lourd, je trouve. Je ne vais pas faire des tableaux anciens avec des mecs en train de faire des gestes ; il y a un temps lourd, une présence lourde.

M. Est-ce que ça a du sens de peindre aujourd’hui ?

T. L.-L. Passer deux mois à créer une image alors qu’on en poste 100 millions par jour sur Instagram ? Oui. L’image peinte est soignée, on y a mis de l’amour, elle est incarnée, inconsciente, c’est un objet, ce n’est pas du flux. Elle joue des apparences du réel avec les instruments du réel : la matière. Régis Debray dit un truc que j’aime bien : il dit qu’on a inventé le jogging avec la voiture. Avant, on ne courait pas ! Je pense qu’il y a un effet jogging pour la peinture, on a besoin de physico-chimique. Et j’adore la peinture parce qu’elle me fait regarder le monde avec plus d’intensité. Tu vois un arbre, tu vois Poussin, tu vois Fragonard. Tu découvres un goût pour le banal. Un journaliste qui passait à mon atelier a vu mon Bosco, et maintenant, quand il est en vacances, à chaque fois qu’il voit un arbre spécial, il m’envoie une photo. On peut rendre tout très beau et désirable, au lieu de vouloir fuir ; et ainsi s’impliquer dans une vie simple. Il n’y a pas de raison pour qu’il y ait un endroit moche dans le monde. Et si tout était beau, il n’y aurait enfin plus de tourisme.

www.thomaslevylasne.com

L’Asphyxie, jusqu’au 24 octobre à la galerie Les Filles du Calvaire, Paris 3e. www.fillesducalvaire.com

Le guide de Tchernobyl 93.4×135.4 cm fusain sur papie