Ambar : Manteau et ceinture en cuir noir MIU MIU, bibi noir ERIC JAVITS. Alana : Robe en georgette de soie noir et blanc MIU MIU, bibi ERIC JAVITS. Cameron POSTFOROOSH. Réalisation Ron HARTLEBEN.

Habitante de New York, la journaliste et autrice afro-Américaine Sasha Bonét a écrit pour Mixte un récit inspiré de la série mode “New York State of Mind” photographiée par Cameron Postforoosh. Une lettre d’amour à NY, qui, en dépit des bouleversements qu’elle a subis, continue d’incarner une utopie qui lui est propre.

Le vendeur de pastèques au bout de ma rue est mort. Pendant des années, je l’ai croisé au coin de la 128e rue, et c’est le temps qui nous dictait la façon qu’on avait de se saluer. Les jours nuageux, il m’avertissait de la pluie. Quand il faisait beau, on se souriait en faisant un signe de tête en direction du soleil. Parfois, il me faisait un clin d’œil avant de dire : “Fais attention à ce que rien ne te tombe dessus”. Ce qu’il voulait me dire, c’était de ne pas me laisser abattre par la lourdeur de la ville. “Jamais”, je lui assurais. Je ne connaissais pas son nom et il ne connaissait pas le mien, mais l’été, je m’arrêtais pour fouiller dans son stock, cherchant les pastèques avec le plus d’égratignures. Il m’avait appris que cela indiquait que les opossums et les écureuils avaient essayé d’entamer leur chair alors qu’elles n’avaient pas encore été cueillies, signe de leur sucrosité. Tous les marchés locaux vendent des pastèques sans pépins, des mutations génétiquement modifiées, mais les siennes, bien mûres, avaient de gros pépins noirs que je crachais sur la grande colline du parc de St. Nicholas avec des amis qui se délectaient de leur jus.

Je ne l’ai jamais vu ailleurs qu’au coin de ma rue. Je le voyais chaque jour en partant au travail et en rentrant chez moi. La laverie est juste en face de son emplacement et, un jour, il a ramassé sur le trottoir des culottes qui étaient tombées de mon sac à linge et me les a rapportées à l’intérieur sans me regarder dans les yeux. Je lui suis reconnaissante de cette courtoisie. Pas nécessairement pour avoir rapporté mes sous-vêtements, mais pour avoir évité de croiser mon regard dans ce moment gênant. C’est la seule fois que je l’ai vu s’éloigner de son poste. Son stand n’était qu’une simple table pliante sur laquelle il disposait des pastèques coupées en tranches afin que leur arôme et la couleur vive de leur chair attirent les passants. Il portait toujours une chemise imprimée et n’avait pas peur du contraste entre les couleurs pastel et sa peau noire. Le camion qui lui servait d’arrière-boutique n’était rempli que de pastèques et couvert de graffitis, dont un tag qui disait : “Cute & Sad”. Autant que je sache, il vivait à ce coin de rue, dans ce camion. C’était sa propre petite enclave, qu’il partageait avec nous, et je peux imaginer que ce spectacle quotidien manque à beaucoup d’habitants de Harlem. Le simple fait d’être vu a un grand pouvoir. Chaque jour, lorsqu’il me reconnaissait, c’était comme s’il me disait : “Je te vois, tu n’es pas invisible”.

Body et Pantalon en cuir MUGLER, Chaussures en cuir DORATEYMUR, Boucle d’oreille en métal SAINT LAURENT par ANThONY VACCARELLO, Bracelets personnels. Photos Cameron POSTFOROOSH. Réalisation Ron HARTLEBEN.

Quand le confinement dû à la pandémie de COVID-19 a été annoncé le 15 mars, j’ai quitté Manhattan. Je craignais que les ponts ne soient fermés et que je ne sois piégée sur l’île, comme dans un film de Christopher Nolan. Lorsque je suis revenue cinq mois plus tard, après que les tentes de l’hôpital d’urgence ont été démontées à Central Park et que plus de vingt mille résidents sont morts, j’ai eu le sentiment d’avoir trahi ma ville. J’ai cherché des visages et des rythmes familiers dans lesquels je pourrais me retrouver, mais j’étais frustrée par mon incapacité à reprendre le cours de la vie. Puis je me suis souvenue de tous les bouleversements que cette ville a subis et qui ont touché beaucoup de gens : la peste, la crise du sida, la crise du crack et le 11 septembre. Comme si chaque catastrophe n’était qu’un interlude avant de passer à une nouvelle fréquence. Il y a un grand exode qui se produit dans la ville, mais la plupart d’entre nous est encore ici, parce qu’il n’y a tout simplement nulle part ailleurs où aller. Il n’y a pas d’alternative à une vie vécue à New York, et ceux qui partent passeront le reste de leur vie à raconter des histoires sur le temps qu’ils ont passé ici. Ils feront précéder leurs déclarations d’un “À New York…”, sans probablement personne pour compatir avec eux. Les New-Yorkais s’épanouissent et se lient à travers les difficultés imposées par le niveau de vie, pourtant c’est hélas ce qui fait de nous des battants. Ce sont précisément ces facteurs qui font que le chœur participatif de cette ville atteint le sommet de sa résonance. Le frisson de la ville réside dans son interdépendance.

Ma voisine vient de m’annoncer que le vendeur de pastèques était mort. Elle m’a appris qu’avant lui, son père vendait des pastèques à ce même coin de rue en été, et des choux verts en hiver. Je suis accablée de chagrin chaque fois que je passe devant son emplacement. Un rappel de notre mortalité et de toutes les âmes comme lui que nous avons perdues à cause du coronavirus.

Vivian Gornick a dit un jour : “Si tous ceux que je connaissais mouraient demain, je les aurais encore. Car j’aurais la ville.” Parce que même si la ville nous épuise, elle se nourrit de nous également. Nous sommes un écosystème de l’infini. Et ce ne sera pas fini tant que cette île n’aura pas coulé.

Et même alors, nous nous retrouverons dans le monde souterrain.