Playland, installation immersive commandée par Pinterest pour le Cannes Lion Festival 2019.

Lauréat 2020 de la très convoitée Médaille London Design, Yinka Ilori partage depuis près de dix ans son amour des couleurs héritées de ses origines nigérianes. À travers des installations et du mobilier recyclé, l’artiste londonien pluridisciplinaire a peu à peu transformé notre environnement urbain en un espace rempli d’histoire et de mémoire vives.

L’interview commence. Apparaît à l’écran un jeune homme rayonnant, installé devant l’une de ses créations colorées. Son enthousiasme n’est visiblement pas affecté par les confinements sanitaires sans fin qui rythment depuis des mois sa vie comme la nôtre. Cette joie si communicative ne peut être que celle de l’artiste-designer anglo-nigérian Yinka Ilori, qui propage ses bonnes ondes par un graphisme coloré inspiré de tissus africains qui fait sa signature et son succès. Basé à Londres, l’artiste trentenaire a déjà été exposé à New York, Milan, Stockholm ou encore Francfort dans plusieurs festivals de design et d’architecture. Du mobilier à ses créations in situ pour de nombreuses enseignes, en passant par des affiches et couvertures de livres, ou sa toute récente collection d’accessoires pour la maison, Yinka Ilori imprime sa marque. L’un de ses terrains de jeu privilégié est l’espace urbain, dans lequel il déploie ses installations architecturales et ses peintures murales. En juin dernier, à Londres, il ornait un mur de Blackfriars Street du message “Better days are coming I promise”, en soutien au National Health Service britannique alors en pleine lutte contre le coronavirus. Ses dons de coloriste et ses messages pleins d’humour et d’optimisme sont une perpétuelle célébration du métissage culturel dont il est issu.

A Large Chair Does Not Make a King, exposition au Centre AFRICAIN DE LONDRES, 2017.

Né en 1987 dans la capitale anglaise de parents nigérians, Yinka Ilori grandit dans le quartier nord d’Islington. Un premier voyage au Nigeria à l’âge de 11 ans constitue un choc esthétique. Ce pays, qu’il a longtemps imaginé à travers les récits familiaux, le submerge de couleurs. “Vous entendez beaucoup parler de votre culture et du pays dont vous êtes originaire, vous vous construisez une image mentale de ce à quoi ressemble cet endroit. Quelqu’un vous raconte les paysages, c’est ensoleillé, chaud, incroyable, magique. La première fois que je suis allé au Nigeria, je me souviens avoir vu tellement de couleurs ! Dans l’architecture, parmi les voitures, sur les gens, et aussi dans la nourriture. Être entouré de tant d’énergie était très excitant pour moi”, se souvient-il. Le contraste avec l’atmosphère des rues londoniennes devait être plutôt saisissant. D’autant que ce même voyage dans son pays d’origine le marque autrement : “Grandir à Londres vous fait comprendre quelle est votre identité et vous apprenez aussi ce que signifie être une personne noire. Pour la première fois, en Afrique, je n’étais pas inquiet d’être noir. Je pouvais aller dans un parc ou dans des magasins chics sans être soucieux”. À Londres, Yinka vit néanmoins une enfance heureuse, fortement imprégnée de cérémonies et fêtes de la communauté nigériane qu’il décrit comme “une permanente explosion de couleurs”. Un avant-goût des voyages qui émailleront son adolescence, comme autant d’évasions dans ces paysages lointains et familiers dont il capte les couleurs pour réenchanter la grisaille anglaise. Yinka Ilori se fraye un chemin entre ses deux cultures. En 2009, il sort diplômé de la London Metropolitan University en mobilier et design d’objets, et c’est toujours à Londres qu’il créera son studio éponyme en 2017, rassemblant autour de lui une équipe d’architectes et de designers, en impliquant les communautés locales, comme lors de sa première commande publique, Happy Street, réalisée en 2019 dans le cadre du Festival d’architecture pour l’autorité locale du London Borough of Wandsworth dans le Grand Londres. Il transforme un sombre tunnel sous le pont ferroviaire de Thessaly Road en un passage baigné de couleurs et de lumière – jour et nuit – pour piétons et cyclistes. Chaque mur du souterrain est recouvert de 56 panneaux en émail fabriqués dans un matériau peu coûteux et durable. Pour la palette colorée, Yinka Ilori choisit 16 teintes inspirant le bonheur et le bien-être. L’artiste a en effet à cœur de créer des atmosphères apaisantes, conviviales et gaies. Les couleurs sont aussi pour lui un vecteur de mémoire lui permettant de raconter des histoires. Adepte du recyclage de mobilier depuis ses débuts en 2011, tout ce qu’il touche se teinte de paraboles nigérianes traditionnelles – que lui racontaient ses parents lorsqu’il était enfant – et de motifs inspirés du wax (ce tissu et cette technique d’impression originaires d’Indonésie, symboles de la colonisation, qui ont été introduits en Afrique par la politique d’expansion et d’exploitation coloniale néerlandaise avant de devenir ultra-populaires au xixe siècle, ndlr).

Get up stand up now, 2019, installation d’encadrement de portes et de meubles commandée par le conservateur Zak Ové servant de toile de fond aux œuvres d’art exposées à la Somerset House de londres qui célébrait l’impact de 50 ans de créativité noire en Grande-Bretagne et au-delà.

Lors de sa première exposition solo en 2013 à la Old Shoreditch Station intitulée It Started With a Parable, Yinka Ilori y démonte des vélos qu’il recrée sous les yeux des visiteurs.euses durant six semaines, en parallèle du Festival du Design de Londres. L’un de ses objets recyclés de prédilection est la chaise, dont il réalise l’une de ses premières collections en 2015, If Chairs Could Talk.

“Cette pièce de mobilier rassemble les gens. Vous pouvez vous y asseoir pour discuter, mais aussi pour pleurer, vous reposer, faire l’amour. Elle imprègne notre rapport physique à l’espace qui nous entoure. Elle peut aussi conférer du pouvoir, un sentiment de supériorité : si je vous mets sur une chaise installée sur un socle ou sur une scène, ce sera la même chaise, mais vous aurez un sentiment de puissance.” Une expérience de l’assise et de l’ego à laquelle le designer convie le public, en 2017 au Centre Africain de Londres, avec son installation immersive A Large Chair Does Not Make a King, intitulé qui n’est autre qu’un proverbe africain. Des plateformes surmontées d’une chaise décorée sont disposées aux quatre coins de la pièce. Les visiteurs.euses doivent gravir les marches pour s’y asseoir, se retrouvant finalement tou.te.s à la même hauteur sur un piédestal, comme dans la fameuse scène du salon de coiffure du film Le Dictateur de Chaplin, dans laquelle les personnages Hynkel et Napoloni actionnent tour à tour le système d’élévation de leur siège, rivalisant de hauteur jusqu’au ridicule. La même année, Yinka Ilori crée des chaises monumentales lors d’une exposition à l’est de Londres, pour la marque d’eau en bouteille de Pepsi, baptisée LIFEWTR, dont il conçoit aussi le graphisme. Toujours en 2017, l’artiste-designer élargi la palette de couleurs de l’entreprise sociale Restoration Station, dont les bénévoles utilisaient habituellement des tons monochromes pour restaurer des chaises anciennes. Il réalise avec eux une collection singulière et multicolore, tout en wax, vendue ensuite aux enchères pour récolter des fonds. “La couleur est une invitation au design. Elle suscite des conversations, favorise le bien-être, et elle est également accessible à tous. Cet aspect social et communautaire est quelque chose d’important dans la conception interculturelle de mon travail”, souligne Yinka Ilori. Une dimension sociale qu’il décline en France en 2020 avec COLORAMA skatepark, espace couvert pour les skateurs à La Condition Publique à Roubaix, dans le cadre de Lille Capitale mondiale du Design 2020 et d’Africa 2020 initié par l’Institut français. Il réalise le décor mural et conçoit les modules avec des matériaux recyclés, en partenariat avec la Fondation Décathlon. Le développement durable est d’ailleurs une autre composante au cœur de la démarche artistique de Yinka Ilori, comme le montrent les trois vitrines entièrement constituées de matériaux recyclés qu’il a conçues à l’automne dernier pour l’enseigne commerciale britannique Selfridges en réponse à sa campagne Project Earth. Les pétales des grands tournesols sont, par exemple, constitués de brosses à cheveux, les structures modulaires de bambou. La première vitrine est dédiée à chaque lever de soleil qui augure un changement. La deuxième est dédiée aux fleurs qui fleurissent malgré les temps difficiles et la troisième rend hommage aux 40 millions de kilomètres de forêt qui renouvellent l’air sur Terre. Son tout dernier projet, l’installation In Plants We Trust (janvier-juin 2021) est une célébration de la nature qui s’immisce dans l’urbanisme, commandé par l’agence multiculturelle Alter-Projects pour sa galerie publique londonienne en plein air Wander Art. Le mobilier rectiligne est une superposition de strates colorées formant un passage rétroéclairé coiffé de plantes tropicales dans les rues des quartiers de Mayfair et Belgravia. Par ces interventions dans l’espace public, dans les centres d’art jusqu’aux halls d’hôtels et pop-up store d’enseignes de renom, Yinka Ilori partage ses récits à plusieurs auditoires, à travers ce langage universel qu’est la couleur. Sans doute cherche-t-il à transmettre à tou.te.s une autre perspective propice à l’évasion, qu’il définit comme le pouvoir du rêve qui, de l’imaginaire, triomphe de l’impossible pour se projeter sur la toile de nos réalités.

If Chairs Could Talk, 2015, collection de chaises recyclées.