CLASSIFICATION ET CONTAGION
On vous l’accorde, la mode n’est pas la première chose qui vient à l’esprit quand on pense stratégie d’isolation et de distanciation. Pourtant, le vêtement a bien d’abord été conçu pour se protéger physiquement (c’est pour cette raison que vous portez des manteaux en hiver et des lunettes de soleil en été, duh !) Puis, tout au long de l’histoire de la sape, les normes vestimentaires ont indiqué un contexte social ou politique, une classe, un genre, permettant par la même occasion de créer une sorte de barrière physique, imaginaire ou tangible, entre les différentes catégories de population. “Le vêtement est un moyen de réduire le contact et le toucher ; que ce soit pour créer des espaces permettant de faire face à une crise sanitaire (cf. les masques à bec d’oiseau des médecins utilisés face aux malades de la peste en Europe, ndlr) ou simplement pour se protéger des interactions, indique Einav Rabinovitch-Fox, historienne de la mode au département d’Histoire du College of Arts and Sciences, Université Case Western Reserve (Ohio, États-Unis). Elle ajoute : “Dans le passé, conserver de la distance, spécifiquement entre les genres, les classes et les origines, était un aspect déterminant de la vie quotidienne. Non pas pour répondre à une question d’isolation ou de santé publique, mais d’abord et surtout pour maintenir l’étiquette et un système de classe, comme l’illustre parfaitement la robe crinoline de l’ère victorienne portée au milieu du xixe siècle”. Bingo ! En plus d’en imposer sérieusement niveau volume (“Ne bougez pas, je ne fais que passer”), la crinoline, que toutes les femmes de la haute portaient à l’époque, incarnait indéniablement le privilège et le patriarcat. “Cette robe dont l’origine remonte à la cour d’Espagne au xve siècle était clairement un marqueur social et sexuel, indique à nouveau l’historienne. D’un côté, elle empêchait les hommes d’approcher le corps des femmes de trop près, de l’autre, elle illustrait un statut social élevé car seules les ultra-favorisées qui n’avaient pas besoin de s’atteler aux travaux ménagers pouvaient la porter.” Sans compter la grande maison avec portes à doubles battants et le domestique qui va avec pour aider à enfiler “la bête”. Autant dire qu’aujourd’hui, avec votre deux-pièces kitchenette de 35 m2 et votre étagère faisant office de dressing, vous seriez déjà hors concours. Heureusement, la frénésie autour de la crinoline n’a pas servi qu’à nourrir les injustices sociales. Elle s’est, contre toute attente, trouvé une utilité protectrice pendant les pics d’épidémies de maladies ultra-contagieuses, comme le choléra et la rougeole. Ou comment associer, pour la première fois de l’Histoire, médecine et sens du style.