PROJET “QUARANTAINE VESTIMENTAIRE” JEANNE VICERIAL X LESLIE MOQUIN. CRÉATIONS VESTIMENTAIRES DE JEANNE VICERIAL, PENSIONNAIRE DE L’ACADÉMIE DE FRANCE À ROME VILLA MÉDICIS (2019-2020), PHOTOGRAPHIÉES PAR LESLIE MOQUIN

Masques, volumes extravagants, couvre-chefs démesurés, crinolines : tout au long de l’Histoire, la mode a été utilisée comme une arme de protection contre les maladies et la promiscuité. Covid-19 oblige, ce début du XXIe siècle n’échappera pas à la règle et risque d’accueillir un monde où prendre ses distances n’aura jamais été aussi… chic.

Vous vous pensiez débarrassé des mesures de distanciation sociale aussi rapidement que de la marque de votre maillot de bain ? C’est raté. En se pointant sur la scène des VMA Awards, le 31 août dernier, avec des robes aux épaulettes surdimensionnées, des gants et un masque dignes d’une scène d’un épisode de RuPaul’s Drag Race, Lady Gaga a définitivement installé l’esthétique vestimentaire de la distanciation sociale dans l’inconscient collectif et dans la pop culture. CQFD. Ce concept de distance par le vêtement restera désormais un élément central de notre quotidien, à en croire les mesures anti-pandémie, anti-propagation, anti-deuxième vague qui sont prises chaque jour un peu plus par les gouvernements de tous les pays. Mais Lady Gaga n’a rien inventé. Ces derniers mois, il a suffi de regarder dans la rue pour en avoir une petite idée. En pleine période du “Grand Confinement” comme aime à l’appeler le FMI (une analogie historique bien sympa faite avec la Grande Dépression), on a vu se promener dans les rues de Rome au mois de mars dernier, un homme portant un disque-chapeau de deux mètres de diamètre en plein milieu d’un marché alimentaire. Une façon littérale, extrême et juste ce qu’il faut d’absurde (tout ce qu’aime la mode) pour renforcer l’idée du maintien de la distanciation sociale dans l’espace public. À New York, le compte Instagram @whatisnewyrk connu pour compiler les étrangetés de la Ville qui ne dort jamais, a publié à la même période la vidéo d’un homme portant une structure de câbles triangulaire empêchant tout passant de l’approcher. Comme si son message n’était pas assez clair, il portait également un tee-shirt mentionnant “Social Distancing”. Sur le compte @greenpointers, on a aussi vu des personnes porter des combinaisons d’apiculteur, qui n’étaient pas sans rappeler certaines silhouettes du défilé Printemps-Été 2020 de Maison Margiela. À y regarder de plus près, la mode de distanciation sociale est partout dans la rue, mais aussi sur les podiums. Robes panier chez Loewe, lunettes XXL couvrant quasiment tout le visage chez Versace ou “bouclier facial” chez Burberry. Comme une prémonition. Car étrangement, bien avant qu’il ne faille prendre ses distances, les looks suggérant une barrière physique ont été un élément récurrent des dernières collections. Et ce qui pouvait paraître encore ridicule et exagéré il y a quelques mois encore, risque fort de devenir votre meilleur look de protection. Bienvenue dans l’utopie vestimentaire du XXIe siècle.

PROJET “QUARANTAINE VESTIMENTAIRE” JEANNE VICERIAL X LESLIE MOQUIN. CRÉATIONS VESTIMENTAIRES DE JEANNE VICERIAL, PENSIONNAIRE DE L’ACADÉMIE DE FRANCE À ROME VILLA MÉDICIS (2019-2020), PHOTOGRAPHIÉES PAR LESLIE MOQUIN

CLASSIFICATION ET CONTAGION

On vous l’accorde, la mode n’est pas la première chose qui vient à l’esprit quand on pense stratégie d’isolation et de distanciation. Pourtant, le vêtement a bien d’abord été conçu pour se protéger physiquement (c’est pour cette raison que vous portez des manteaux en hiver et des lunettes de soleil en été, duh !) Puis, tout au long de l’histoire de la sape, les normes vestimentaires ont indiqué un contexte social ou politique, une classe, un genre, permettant par la même occasion de créer une sorte de barrière physique, imaginaire ou tangible, entre les différentes catégories de population. “Le vêtement est un moyen de réduire le contact et le toucher ; que ce soit pour créer des espaces permettant de faire face à une crise sanitaire (cf. les masques à bec d’oiseau des médecins utilisés face aux malades de la peste en Europe, ndlr) ou simplement pour se protéger des interactions, indique Einav Rabinovitch-Fox, historienne de la mode au département d’Histoire du College of Arts and Sciences, Université Case Western Reserve (Ohio, États-Unis). Elle ajoute : “Dans le passé, conserver de la distance, spécifiquement entre les genres, les classes et les origines, était un aspect déterminant de la vie quotidienne. Non pas pour répondre à une question d’isolation ou de santé publique, mais d’abord et surtout pour maintenir l’étiquette et un système de classe, comme l’illustre parfaitement la robe crinoline de l’ère victorienne portée au milieu du xixe siècle”. Bingo ! En plus d’en imposer sérieusement niveau volume (“Ne bougez pas, je ne fais que passer”), la crinoline, que toutes les femmes de la haute portaient à l’époque, incarnait indéniablement le privilège et le patriarcat. “Cette robe dont l’origine remonte à la cour d’Espagne au xve siècle était clairement un marqueur social et sexuel, indique à nouveau l’historienne. D’un côté, elle empêchait les hommes d’approcher le corps des femmes de trop près, de l’autre, elle illustrait un statut social élevé car seules les ultra-favorisées qui n’avaient pas besoin de s’atteler aux travaux ménagers pouvaient la porter.” Sans compter la grande maison avec portes à doubles battants et le domestique qui va avec pour aider à enfiler “la bête”. Autant dire qu’aujourd’hui, avec votre deux-pièces kitchenette de 35 m2 et votre étagère faisant office de dressing, vous seriez déjà hors concours. Heureusement, la frénésie autour de la crinoline n’a pas servi qu’à nourrir les injustices sociales. Elle s’est, contre toute attente, trouvé une utilité protectrice pendant les pics d’épidémies de maladies ultra-contagieuses, comme le choléra et la rougeole. Ou comment associer, pour la première fois de l’Histoire, médecine et sens du style.

PROJET “QUARANTAINE VESTIMENTAIRE” JEANNE VICERIAL X LESLIE MOQUIN. CRÉATIONS VESTIMENTAIRES DE JEANNE VICERIAL, PENSIONNAIRE DE L’ACADÉMIE DE FRANCE À ROME VILLA MÉDICIS (2019-2020), PHOTOGRAPHIÉES PAR LESLIE MOQUIN

“CECI EST MON ESPACE, CECI EST TON ESPACE”

Pas étonnant donc que cette pièce mode emblématique, à l’image d’autres vêtements favorisant la distanciation sociale (chapeaux, combinaison protectrice…) ait fait son grand retour sur les podiums en cette période de pandémie, voire quelque temps avant. Pour le Printemps-Été 2020, Balenciaga avait marqué les esprits à Paris en montrant sur son catwalk des robes crinolines extra-larges à la limite de la Couture et pensées pour les plus gros red carpets à venir de la saison. Pour l’Automne-Hiver 2020-21, à Milan, c’est Jeremy Scott chez Moschino qui avait fait défiler les sœurs Hadid et Kaia Gerber en ersatz de Marie-Antoinette, avec des robes panier tout droit sorties des meilleurs banquets de la cour de Versailles. Idem chez Off-White où, pour son dernier défilé womenswear à Paris en mars dernier, soit quelques jours avant la mise en place du lockdown généralisé en Europe, la mannequin Malika El Maslouhi, nouvelle sensation de ces dernières saisons, avait débarqué sur le runway avec une basket dress aussi large qu’un cerceau de hula hoop et une épaule en tulle dont le volume dépassait largement son mètre quatre-vingt. Soit le genre de tenues qui nous rappellent étrangement cette scène de Dirty Dancing, où en pleine répétition de leur chorégraphie, Patrick Swayze répète à une Bébé peu concentrée : “Ceci est mon espace, ceci est ton espace. Tu n’envahis pas mon espace. Je n’envahis pas ton espace”. L’espace, la distance, la protection : voilà donc les enjeux vestimentaires majeurs de la mode dans notre monde actuel. C’est sans doute pour cette raison que plusieurs projets allant dans ce sens ont vu le jour un peu partout pendant que la moitié de la population mondiale restait enfermée chez elle. L’exemple parfait : l’artiste et designer française Jeanne Vicerial, résidente de la Villa Médicis à Rome, qui, pendant la quarantaine, a présenté un projet poétique autour des nouveaux tabous nés de cette période : la bouche, le masque, la protection ou encore la dissimulation du visage et de l’identité. Mises en scène par la photographe Leslie Moquin, ces tenues science-fictionnelles hallucinantes (dignes d’une garde-robe de Björk sur ses tournées) comprenaient entre autres un masque couvert de pâquerettes, une coiffe en cordes tressées d’où pendaient des fleurs de glycine, un buste composé de feuilles d’Acanthe ou encore un assemblage de longs fils blancs dont le volume modelait le corps. Clou du spectacle : le dernier jour de la quarantaine, Jeanne Vicerial a présenté une ultime création ultra-colorée. Une robe allant du sommet de son crâne à ses pieds, couvrant aussi bien ses cheveux, son nez, sa bouche que son cou de fleurs, laissant entendre que la mode de distanciation sociale n’est pas forcément aussi anxiogène qu’on pourrait le penser mais certainement nécessaire.

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UNE HISTOIRE DE TRANSMISSION

Si la mode fait tout pour embellir notre quotidien qui, ces derniers temps avouons-le se tape une sacrée dépression, elle devra aussi le rendre plus pragmatique. Car au-delà des questions esthétiques de protection et de distanciation, se pose aussi le problème de la contamination et de la transmission des maladies par le vêtement. “Les vêtements peuvent nous protéger, mais aussi nous ‘blesser’. Pendant des siècles, on a utilisé les accessoires tels que les chapeaux et les gants comme des boucliers, voire des outils de self-défense. Mais le vêtement a aussi une histoire cachée de transporteur de maladie”, rappelle Alison Matthews David, historienne de la mode et autrice de Fashion Victims: The Dangers of Dress Past and Present. En avril dernier, invitée en conférence Zoom par le New York’s National Arts Club pour partager ses recherches sur le sujet dans un talk appelé “Fashion Victims: Germ Warfare” (comprenez “la guerre du microbe”), la doctorante s’interrogeait sur la possibilité et la propension du textile à propager des particules d’un virus, quel qu’il soit, et sur la nécessité ou non de devoir laver correctement et régulièrement nos vêtements. La question est plus que légitime, surtout quand on sait qu’à l’époque victorienne (décidément, encore elle), le virus responsable de la maladie du typhus pouvait voyager sur des pièces impossibles à laver correctement ; comme le montre une illustration publiée dans le magazine satirique américain Puck datant du début du xxe siècle sur laquelle on voit une domestique dépoussiérer une robe de ses “nuages de grippe”. On peut en rire tant qu’on veut, mais plusieurs créateurs ont pris l’éventualité d’un vêtement contaminant très au sérieux. Voilà pourquoi le jeaner italien Diesel a récemment travaillé en collaboration avec la société suédoise Polygiene sur un projet de denim dont la technologie baptisée Viral-Off stopperait et éliminerait 99 % de l’activité virale entre les pathogènes et le tissu. En attendant de pouvoir enfiler ces modèles de la collection Printemps-Été 2021 de la marque, vous pouvez peut-être choisir de porter la nouvelle création du studio Production Club originaire de Los Angeles : soit une combinaison de protection ressemblant à une tenue spatiale, spécialement conçue pour permettre de danser en rave party et continuer de “sociabiliser de façon safe en temps de pandémie”. La vie est une fête, et la mode l’a bien compris.

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“Donaldson et Kymlicka proposent une tripartition du règne animal, explique Camille Brunel. Avec des animaux domestiques, sauvages et liminaires, et des droits associés à ces trois catégories. Montesquieu a proposé dans L’esprit des lois la tripartition des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Cinquante ans après, c’était la Révolution française. Verra-t-on celle des droits animaux en 2061 ?” C’est tout l’attrait de la pensée utopiste et des œuvres qui s’en réclament : lâcher la courte vue pour rêver très haut et très loin. Le retour du genre est forcément une bonne nouvelle, en ce qu’il signifie que l’humanité arrive encore à se penser à des horizons lointains, et à aspirer non seulement à sa survie, mais à son idéal. Il est aussi un marqueur politique fort, attestant des préoccupations centrales des époques : l’organisation politique, l’inclusivité sexuelle, la paix avec la nature et ses occupants de toutes espèces. Il est enfin le rappel qu’une idée irréalisable peut germer un jour, et se matérialiser des décennies, des siècles plus tard. Francis Ford Coppola vient ainsi de remettre en marche Megalopolis, un film inspiré du Metropolis de Fritz Lang, qui imagine une New York futuriste. Inutile de préciser à quel genre se rattache ce projet, le plus ambitieux jamais entrepris par le réalisateur d’Apocalypse Now et du Parrain : il s’agit bien sûr d’une utopie.